« C’est à nous jeunes, première génération Shengen, nous qui bénéficions du droit de circuler librement d’un Pays à l’autre, nous qui ne pouvons pas imaginer une frontière entre la France et l’Italie: c’est à nous de changer les choses, et de considérer finalement d’une façon différente l’idée de ‘frontière’ ». Le journaliste et reporter italien Alessio Genovese est intervenu jeudi 13 mars au Cinéma Nouveau Latina de Paris, lors de la projection de « Eu 2013 l’ultima frontiera », film documentaire dont il est co-réalisateur avec la journaliste Raffaella Cosentino. Après le grand impact obtenu auprès du public italien (le film avait été présenté au Festival dei Popoli de Florence en décembre 2013), il est arrivé pour la première fois en France à l’occasion du Festival international du film des Droits de l’Homme de Paris qui a lieu jusqu’au 18 mars.
La caméra d’Alessio Genovese est entrée pour la première fois à l’intérieur des Centres d’identification et expulsion (CIE), des établissements prévus par la loi italienne et dans lesquels chaque année sont retenues, pour une période maximum de 18 mois, environs 8000 personnes en régime de détention administrative. Dans les faits ces personnes n’ont commis aucune infraction pénale qui puisse justifier leur détention: il s’agit de migrants sans papiers faisant l’objet d’une mesure d’expulsion.
Nés en 1998, les CIE répondent à l’exigence d’identification prévue par la Convention de Schengen sur l’ouverture des frontières intérieures des citoyens extra UE qui circulent dans l’Union. « Les CIE sont la démonstration de la faillite de l’Europe Unie – a commenté Alessio Genovese après la projection -; nous avons abattu les frontières intérieures, nous nous sommes constitués comme une communauté, nous nous ne sentons plus comme français où italiens, mais européens: cependant ce sentiment communautaire a été possible par la reconnaissance de l’autre comme ‘étranger’, les ‘extracommunautaires’ justement ». On estime qu’en Italie il y aurait quelque 500 000 migrants sans papiers: 8000 parmi eux entrent dans les CIE, et à peine la moitié est renvoyée dans son pays d’origine. Un taux qui démontrerait un système de régulation des flux migratoires « idéologique – a dit Genovese – parce qu’il ne répond à aucune utilité ».
« Eu 2013 l’ultima frontiera » constitue un point de rupture. Jusqu’au moment de la réalisation du film, en effet, les CIE étaient interdits à la presse. L’accréditation aux journalistes était accordée par les préfectures de façon « discrétionnaire ». En août 2011 un décret du Ministre de l’intérieur Roberto Maroni avait interdit l’entrée des journalistes dans les CIE. Grâce à l’intervention de la société civile, des nombreux journalistes et activistes, le décret a été aboli en décembre 2011 par la nouvelle Ministre Anna Maria Cancellieri. Cependant, même aujourd’hui l’accès aux CIE reste difficile pour les journalistes. « Nous avons réussis à avoir le permis – nous a expliqué Raffaella Cosentino – parce que nous l’avons demandé directement au Ministre, en contournant les préfectures. Le Ministère nous a accordé l’accès au maximum pour deux jours consécutifs, pour environs deux ou trois heures par jour. C’est peu, mais beaucoup si on pense aux quinze ans d’oubli ». Pendant le tournage les deux journalistes ont assisté aux nombreuses tentatives d’évasion, à des moments de tension et de soulèvements dans lesquels l’équipe de tournage a été éloignée et contrainte à éteindre la caméra. « La censure fait partie des CIE – a expliqué Cosentino – et nous avons décidé de montrer aussi les images dans lesquelles la police nous coupe la caméra. Nous n’avons pas réussi à vaincre la censure, mais nous l’avons montrée ».
À mi-chemin entre fiction et documentaire, « Eu 2013 l’ultima frontiera » a été tourné a l’aéroport international de Fiumicino, au port d’Ancona, et dans les CIE de Rome, Bari et Trapani. « Le film est né d’un véritable désir de montrer ce qu’on voit jamais, donc ce que personne ne connait », a avoué Genovese. Les CIE ont été installés dans des anciens bâtiments pensés pour d’autres fins, comme des casernes ou des hôpitaux psychiatriques. Des barreaux, des cadenas, des chaînes empêchent tout contact avec l’extérieur. Les migrants restent enfermés en attente : une attente qui peut durer 18 mois. Très touchantes les scènes filmées lors des entretiens périodiques avec le juge de paix, qui décide de la rétention ou de l’expulsion: il peut donner au migrant l’obligation de quitter l’Italie en sept jours. Mais, une fois sorti, s’il entre dans un autre Pays UE, comme le prévoit le règlement de Dublin, il est renvoyé en Italie où il est relégué de nouveau dans un des treize CIE de la Péninsule.
Adressé au public de cinéma, plus large et varié, le film a aussi été présenté dans les institutions, comme le Sénat et le Capitole de Rome. « Le film est là – a dit Genovese – désormais personne ne peut dire ‘je ne savais rien ».