[Par Ahmad BASHA]
Traduction de l’anglais par Aline GOUJON
Article publié en arabe sur Orient-news.net
Version anglaise traduite par Anne-Marie MCManus : The Exodus
سفر الخروج The Exodus from abou naddara on Vimeo.
La guerre est ainsi faite : elle modifie nos frontières émotionnelles habituelles et ouvre à la cruauté humaine des possibilités infinies de s’exprimer. Avec la guerre qui s’intensifie à chaque instant, les Syriens continuent de chercher, dans leur quotidien, tout ce qui peut leur apporter ne serait-ce qu’un sentiment minime de chaleur ou de sécurité. L’isolement profond extirpe les peurs personnelles de leurs cachettes. Elles deviennent alors un sentiment collectif, partagé, à la fois moteur et passif, qui s’installe sous la forme d’un large spectre dont le cœur bat indubitablement là-bas, sur les terres syriennes. Mais entre la Syrie intérieure, chaque jour davantage réduite au silence, et l’extérieur du pays, où s’entassent les valises des réfugiés, exilés, émigrés, expatriés et autres, les plus petits détails doivent bien passer, et insuffler aux vivants comme aux morts le vague sentiment que le froid qu’ils ressentent aux extrémités s’apparente à la mémoire, et que celle-ci, réciproquement, ressemble au froid.
Même le terme « tragédie » semble trop faible pour refléter l’étendue des destructions quotidiennes, qu’il s’agisse de vies, de villes, d’enfants, mais aussi des esprits. L’ombre de l’espoir s’estompe à mesure que l’aiguille représentant le bilan des victimes s’élève. L’aiguille tremble à chaque fois qu’un obus hostile heurte le mur où s’est réfugiée la peur et les réduit tous deux en ruines. Mais toujours la cruelle aiguille demeure affamée et repart à zéro, renvoyant le peuple faire la queue pour du pain, afin d’en faire une cible plus facile pour un habile pilote.
Quoi que soit ce que l’on convient –vainement– d’appeler la vie, elle est toujours prodigue de surprises. Elle étale devant nous des fragments d’histoires sur les enfants de la guerre et ses victimes, et c’est comme si l’espoir qui était né en nous pendant la première année de la révolution syrienne nous punissait et anéantissait la légitimité de notre rêve. La violence, dont les images s’accumulent sous nos yeux, atteint sa troisième année, laissant ses victimes en proie à des cauchemars qui les plongent dans le désarroi le plus total, cauchemars qui ont tôt fait de revenir commettre leurs péchés. Alors, la vision elle-même devient le péché – ou peut-être est-ce l’exact opposé. Il est difficile de mettre un nom sur tout cela, mais on peut tout à fait le rapprocher de l’histoire de ce petit garçon d’Alep qui apparaît dans le court‑métrage intitulé « L’Exode », récemment mis en ligne par le collectif de cinéastes Abounaddara.
Le scénario est le suivant : un enfant syrien, « le héros du film », qui doit avoir dix ans tout au plus, a entendu une rumeur selon laquelle il pourrait trouver le salut (« l’Europe ») en traversant la mer, mais aussi y réunir sa famille et ainsi la délivrer de l’enfer de la guerre qui frappe son pays. Il parvient à Alexandrie et se prépare pour la dernière étape de son voyage, la traversée en mer. Mais la malédiction le poursuit et, le jour précédant son départ, il change d’avis et appelle sa mère, lui disant qu’il ne veut plus partir et souhaite revenir parmi les siens.
Qu’est-ce qui l’a poussé à revenir sur sa décision ? Cet enfant triste, embarrassé face à la caméra, raconte son histoire avec peine. Dès le début du film, il explique avec son accent d’Alep et sa voix tremblotante, que son enfance lui a été dérobée. Il semble dénoncer, à quiconque le regardera : nous avons grandi trop vite, ou peut-être sommes-nous déjà vieux.
Aujourd’hui, il n’est en rien étonnant qu’un enfant aille à Alexandrie confronter son destin, celui de sa famille et sa propre enfance à l’immensité de la mer, où, s’il ne se noie pas, il sera touché par les tirs des garde-côtes. Il parait idiot de chercher des raisons logiques qui auraient conduit la famille à prendre une telle décision. Il faudrait donc replacer les choses dans leur contexte, mais la localisation n’est nullement indiquée, on ne sait pas où a eu lieu l’entretien avec le jeune garçon d’Alep, et s’il est finalement retourné ou non auprès de sa famille. Ces précisions ne sont peut-être absolument pas importantes. La seule certitude est qu’il est revenu sur sa décision après avoir fait un rêve.
Apparenter ce qu’a vécu l’enfant du film « L’Exode » à une histoire relève du luxe littéraire, et ce pour une unique raison : la violence exercée par el-Assad est bien pire que tout ce que peut concevoir l’imagination humaine. Parmi les récits de « L’Exode », beaucoup rappellent ceux que l’on trouve dans le Coran. Devant « L’Exode », on est assaillis par des visions façonnées par l’horreur du drame permanent. Dans « L’Exode », un enfant assis, vêtu de sa djellaba rayée, dit haut et fort : désormais, il n’y a plus de lois.
Le tragique, dans « L’Exode », nait à mesure que l’histoire prend forme dans l’esprit du spectateur, tant le non-dit l’emporte sur les faits rapportés. Si, admettons, le garçon avait réussi à traverser la mer et à parvenir de l’autre côté sain et sauf, cela aurait rendu le film plus palpitant, ou bien lui aurait conféré un ton plus mélodramatique. Mais au lieu de cela, nous nous surprenons à nous contredire en qualifiant d’œuvre cinématographique ce court film, fragment de vies opprimées, ou à tenter de trouver la frontière entre nos sentiments de confusion et d’empathie. Cela n’enlève en rien à sa valeur artistique, mais contribue à communiquer les émotions des réalisateurs, hantés par toute la terreur qu’ils ont imaginée et vue auparavant –qui agitera aussi l’esprit du spectateur – et qui les a poussés à décider de faire ce film. Car ce sont eux qui ont œuvré à transmettre cette histoire dont le héros est un jeune garçon qui a échappé à la mort à maintes reprises : une fois de la brutalité d’un pharaon, une deuxième fois en arrivant indemne à Alexandrie, et à nouveau (mais non pour la dernière fois) par son récent rêve.
Il n’est pas indispensable de couvrir l’écran de sang pour que les paroles aient un impact, ni de décrire la violence, de montrer cadavres, cercueils et blessés, ou encore de faire résonner les pleurs et les lamentations. Il suffit d’un enfant qui parle pendant trois minutes face à la caméra pour qu’un documentaire incarne la terrible réalité, avec sa symbolique, son intensité et sa cruauté. Ainsi, l’intervalle dans lequel on hésite à qualifier ces quelques images de film documentaire pourrait bien être la condition suffisante et satisfaisante pour définir tout documentaire réalisé en temps de guerre.