La Kabylie est-elle encore algérienne ?

[Par Larbi GRAÏNE]

Photo par Nolasco promenade.en.kabylie.over-blog.com
Photo par Nolasco promenade.en.kabylie.over-blog.com

Dans leur analyse de l’évolution de la situation politique en Algérie, la plupart des observateurs et autres spécialistes qui tentent de décrypter la réalité de ce pays ignorent ou feignent d’ignorer pour des raisons idéologiques, sans doute, l’importance de la poussée du mouvement nationalitaire en Kabylie sous l’impulsion du Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK), un parti qui s’est doté, avant même qu’il en vienne à prêcher le séparatisme, d’une instance exécutive : le gouvernement provisoire kabyle (GPK) que dirige en exil Ferhat Mehenni. Seules la reconduction d’un président invalide dont on se plait à donner en spectacle la maladie et l’attitude des différentes factions de l’armée vis-à-vis de cette reconduction semblent ainsi retenir l’attention de la plupart des analystes. Et pourtant un événement majeur vient de se produire en ce 27 avril 2014, à la veille même où Bouteflika devait prêter serment sur un fauteuil roulant et déclamer un passage renouvelant son engagement à défendre l’unité nationale. Des milliers de personnes ont défilé dans les rues de Tizi-Ouzou la capitale de la Kabylie pour réclamer l’autodétermination pour le pays kabyle. Ainsi les manifestants ont brandi des pancartes en faveur du GPK et du MAK et ont crié à tue-tête leur refus que Bouteflika soit leur président. Cette manifestation qui a drainé une foule des grands jours, a été organisée également pour protester contre la répression de la marche traditionnelle célébrant le Printemps berbère du 20 avril 1980 à laquelle a appelé une semaine auparavant ce même MAK ainsi que quelques anciennes figures du moribond Mouvement culturel berbère (MCB)

Qui est derrière le MAK ?
Pour certains bons esprits, la réponse est toute trouvée, cette organisation séparatiste ne peut être que l’œuvre de la CIA, des services secrets israéliens ou français car il n’est pas aisé de nommer l’innommable dans un pays nourri à un nationalisme hanté par une guerre traumatique qui a mis fin à 130 ans d’occupation française. On a affaire à un pays non seulement nourri au nationalisme mais aussi aux fantasmes du néocolonialisme qui rejettent la responsabilité à l’ancien colonisateur, le hizb fransa, (parti de la France), souvent assimilé aux Berbères.
S’il y a bien une entité en Algérie qui soit très dépendante de l’étranger c’est bien la bourgeoisie parasitaire, appelée aussi compradore. Organiquement liée aux multinationales, cette bourgeoisie s’occupe uniquement de l’importation de produits finis, n’ayant à proposer aucune production, ni postes d’emploi (1). Dans les entreprises pétrolières du Sud, l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA) totalement inféodée aux pontes du système, s’interdit toute incursion à l’effet de syndiquer les travailleurs. Cette bourgeoisie des containers fait fructifier ses affaires en faisant des placements à l’étranger généralement concentrés dans l’immobilier. (Quelques noms nous sont connus : Cherif Rahmani, Abdelmoumène Khalifa, Chakib Khelil et Amar Saadani). Généralement ce sont les représentants civils de la bourgeoisie compradore, qui sont ainsi donnés en pâture aux médias. Le noyau dur formé par pantouflage, terme qui désigne en France « la situation trouvée dans le secteur privé par un militaire ou un fonctionnaire issu de l’Ecole polytechnique » est quasi invisible. Le scandale de la corruption qui a éclaboussé la compagnie des hydrocarbures, Sonatrach, donne un aperçu sur les ramifications internationales du dépeçage de l’économie algérienne. Italie, France, Hong Kong, Luxembourg, Syrie, Canada, Singapour, Emirat Arabes Unis, Liban, Suisse, et nous en oublions. Enfin summum de la décrépitude de l’Etat, l’affaire de Tinguentourine dont la conséquence immédiate est la rupture du pacte avec les puissances étrangères qui jusqu’ici concédaient aux autorités militaires algériennes une certaine compétence quant à lutter contre le terrorisme international. Après cet épisode sanglant dans lequel des ressortissants étrangers laissèrent leur peau, il fut procédé à la restructuration du Département du renseignement et de la sécurité (DRS) dirigé par Mohamed Mediene alias Toufik.

Octobre 88, la fausse ouverture.
Depuis les émeutes d’Octobre de 1988, auxquelles on fait remonter l’ouverture démocratique qui en fait n’en a jamais été une, l’économie algérienne subit une libéralisation sauvage qui a eu pour effet de démanteler le tissu industriel de l’Algérie. Survivant en partie grâce à l’émigration interne, la Kabylie, région montagneuse mais densément peuplée, s’il en est, accuse plus que les autres régions du pays, les contrecoups du néolibéralisme mondial. Si pendant la guerre civile la région fut en gros épargnée par le terrorisme, il n’en demeure pas moins que les autorités ont soigneusement évité un conflit ouvert avec les berbéristes du moment que ces dernières s’occupaient de livrer une guerre sans merci aux islamistes radicaux. Se déployer sur deux fronts en même temps, eût été improductif pour le pouvoir qui a donc tout fait pour que la Kabylie reste dans le calme. A cette époque le RCD avait fait le choix de s’allier avec l’armée, pensant ainsi sauver l’identité berbère et contrer l’islamisme. Le Front des forces socialistes ( FFS ) quant à lui, avait cherché à réduire l’islamisme, en s’attaquant au clan de l’armée qui a ordonné l’arrêt des élections de 1992. Mais après dix années de guerre civile, la bourgeoisie parasitaire épaulée par sa police politique a poursuivi le pillage des richesses du pays sous le label de la réconciliation nationale avec les terroristes dont elle confia la mise en œuvre à celui qu’elle vient de porter au pouvoir : Abdelaziz Bouteflika (avril 1999). Pour autant la recomposition du pouvoir en place n’apporte guère la stabilité souhaitée au pays. Deux ans après l’élection de Bouteflika, les signes d’essoufflement apparaissent. La convoitise du pétrole que ravive l’envolée des cours, alimente la tension entre les factions de la bourgeoisie compradore pour le contrôle des leviers du pouvoir. C’est la Kabylie qui devait en payer le prix. En avril 2001, à la veille de la traditionnelle commémoration du Printemps berbère, la gendarmerie tire à balle réelle sur des jeunes, déclenchant ainsi l’insurrection qui devait aboutir à l’expulsion du pays kabyle des brigades de gendarmerie et à la promotion du tamazight (le berbère) en langue nationale. Le conflit qui dura jusqu’en 2003 causa, en plus de dégâts matériels importants, plus de 100 morts et des milliers de blessés parmi la population locale, des adolescents pour la plupart. La Kabylie sembla alors rentrer dans une dissidence larvée avec le pouvoir central. Le mouvement fut inédit de par sa durée, son fonctionnement et son action qui culmina en une marche à Alger la plus importante qu’ait jamais connue, la capitale.

Les âarouch ou le discrédit des partis kabyles.
C’est dans ce contexte qu’avait surgi le MAK d’abord sous la dénomination de Mouvement pour l’Autonomie de la Kabylie, même si sa naissance fut couverte par le vacarme d’une rébellion massivement encadrée par les âarouch, une organisation se réclamant de la tradition tribale berbère. Ceux-ci tirent leur originalité de ce qu’ils prônent une militance moderne tout en prétendant s’inspirer de la coutume des ancêtres. D’aucuns y ont vu à tort un mouvement régressif.
L’affront fait par la gendarmerie à la population locale suscita chez elle un désir de se retrouver unie sous un pouvoir régional. C’est ainsi que les âarouch avaient pu résoudre, du moins pour un temps la contradiction entre le FFS et le RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie), deux partis à base principalement kabyle qui ont pris depuis 1989 coutume de se disputer la représentativité de la Kabylie, lors même qu’ils ont vocation à être des partis nationaux. La compétition entre les deux formations kabyles a eu pour effet de neutraliser la marche vers l’avant de la Kabylie. Ayant compris cela, les âarouch ont, dès leur irruption sur la scène politique algérienne, jeté l’exclusive sur le système partisan local. Il va sans dire que les deux formations ne se remettront jamais de cette confrontation avec ce mouvement. Du reste il s’ensuivra une querelle tripolaire (âarouch-RCD-FFS) qui devait subrepticement conduire à la consumation des énergies locales, chacun affaiblissant l’autre jusqu’à l’effondrement. Souvenons-nous des locales de 2002 rejetées par les âarouch, boycottées par le RCD et jouées par le FFS. Du reste les animateurs au sein des âarouch, ont réussi en 2005 à obtenir la révocation des « indu-élus » après qu’ils eurent mené des tractations avec le gouvernement d’Ahmed Ouyahia. Aussi des élections partielles furent-elles organisées pour renouveler la composante des collectivités locales. C’est ainsi que le FFS a vu ses élus remettre leur mandat avant de les mener à leur terme. Trainés dans la boue, les partis kabyles ont connu à l’issue de cet épisode trouble un réel discrédit.

Printemps berbère contre Printemps arabe.
Les changements sociaux internationaux et nationaux ont toujours pesé sur l’organisation de la protestation en Kabylie. Pour faire pression sur le pouvoir, un parti comme le FFS, a maintes fois, recouru aux tribunes internationales ayant émergé après la chute du mur de Berlin. Le rôle de l’Union européenne et celui de plus en plus accru des Etats-Unis en tant que superpuissance, furent tenus en compte par la direction du doyen des partis de l’opposition. Le parti d’Aït Ahmed avait fait sensation en adressant, en mai 2001, en pleine ascension des âarouch en Kabylie, un mémorandum « pour une transition démocratique » au Président de la république et « aux généraux décideurs ».  Mais la Kabylie, voire l’Algérie a souvent pâti de l’imprévisibilité des événements internationaux. Alors que le régime algérien semblait pendant l’insurrection des âarouch faire l’objet d’une étroite surveillance internationale, rien ne laissait présager à ce moment-là qu’un événement considérable allait ébranler le monde occidental. Le 11 septembre 2001, Al-Qaïda attaquait les deux tours de New York, d’où du reste, il va en résulter brutalement ce fait qu’au nom de la lutte contre le terrorisme international, les Etats-Unis doivent reconsidérer leurs relations avec les dictatures du monde entier. Ce qui va dorénavant importer le plus pour l’ogre américain, c’est moins la promotion de la démocratie et le développement dans le monde, relégués désormais aux calendes grecques, que leur propre sécurité. C’est ainsi qu’Alger a été intégré dans le système de défense américain du Sahel. (2)
L’idée de revendiquer le droit à l’autodétermination pour la Kabylie a germé en plein de ce qu’on appelle le Printemps arabe. La chute de Hosni Moubarak, la décomposition de la Libye dont l’effondrement du régime a été accéléré par les frappes de l’OTAN, et l’explosion de la revendication amazighe (berbère) qui s’en est suivie au Djebel Nefoussa, l’officialisation de tamazight au Maroc après les grandes manifestations du mouvement du 20 février, la crise touarègue au Mali, ont achevé de signifier le caractère artificiel du monde arabe. C’est au cours de son 2e congrès qui s’est déroulé en décembre 2011 à Bouzeguene, que le MAK a adopté une résolution faisant explicitement référence au « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Le 4 octobre 2013, à l’issue d’une session de son conseil national à Aït Hamdoun (Bouira), le mouvement autonomiste annonce officiellement sa transformation en parti indépendantiste, réclamant l’autodétermination. Au demeurant, pour Ferhat Mehenni, le Printemps arabe, cristallise l’implosion de ce bric-à-brac appelé monde arabe, qui représente à ses yeux une mosaïque d’Etats postcoloniaux dont les frontières tracées par le colonialisme, sont à refaire.

Islamisme et stratégie du MAK.
Après avoir réduit politiquement le Front islamique du salut (FIS), la bourgeoisie compradore souffrant d’assises populaires, s’est alliée avec le courant soit disant modéré de l’islam politique. En même temps que s’ouvrait pour ce dernier les circuits de la prébende étatique, ce courant entreprit avec l’assistance du DRS de diffuser l’idéologie islamiste dans le pays. La réislamisation s’est traduite concrètement par la fermeture des bars et l’interdiction faite aux restaurants classés d’ouvrir pendant le ramadan, chose qui fut admise jusqu’à la fin des années 80. Les étrangers non musulmans, doivent se débrouiller pour manger. Ils n’ont d’autres choix s’ils sont riches que de se rabattre sur les hôtels de haut standing mais qui pratiquent à leur grand dam des prix prohibitifs.

Ferhat Mehenni, président du Gouvernement provisoire kabyle (missionfalestine.wordpress.com)
Ferhat Mehenni, président du Gouvernement provisoire kabyle (missionfalestine.wordpress.com)

Si pendant la guerre civile des maisons closes ont baissé rideau pour des raisons de sécurité, il n’y a pas eu depuis aucune qui n’ait été rouverte. C’est une réislamisation de bazar à en juger la forme qu’elle a prise : les boissons alcoolisées sont consommées dans des débits clandestins et la prostitution se pratique dans des maisons closes clandestines. En 2008, on dénombrait, selon l’avocate Benbrahem, citée par la presse, dans la seule ville d’Alger 8000 de ces maisons de rendez vous. Mais la courbe de consommation des boissons alcoolisées en Algérie ne faiblit pas, au contraire, elle est en constante évolution. Parallèlement les espaces culturels ont diminué comme une peau de chagrin. Les salles de cinéma ont été détournées de leur vocation tandis que des librairies ont baissé rideau lorsqu’elles n’ont pas cédé leurs rayonnages au livre religieux. Aussi l’ensemble des chaines de radio et les quatre chaines de la télévision d’Etat, s’astreignent-elles à interrompre leur programme à l’heure de la prière pour diffuser l’appel du muezzin. La promotion de la tenue vestimentaire féminine avec le hidjab, se fait officieusement. Dans les administrations publiques, sur les plateaux de télévision, le voile islamique se taille subrepticement la place de l’habit normatif et conventionnel. Les prises de paroles publiques se truffent de formules coraniques de type « Macha’ Allah, Hamdou- li- El-Allah » tandis que les mémoires et les thèses universitaires, souvent quasi nuls sur le plan du contenu scientifique, sont épigraphiées et clôturées par de longues citations tirées du Coran ou des dits du Prophète Mohamed. La police, parfois la gendarmerie, n’ont eu de cesse de leur côté tout au long de ces dix dernières années de jouer aux brigades des mœurs en se spécialisant dans la répression des personnes qui oseraient durant le ramadan rompre le jeûne avant l’heure prescrite.
Dans une nouvelle retentissante au long titre incisif et ironique « L’incroyable et inimaginable histoire de l’homme qui voulait prendre une bière à Alger » l’écrivain Mohamed Kacimi, peint avec une poignante réalité une société cataclysmique où « il suffit que le jour décline pour que la Blanche se transforme en gouffre ». Après une longue absence, un Algérois retourne chez lui et se met en quête des petits bistrots d’antan qui côtoyaient de petits havres culturels tels les cinémas et les librairies, où il pouvait trouver le meilleur de la littérature. Mais à sa surprise tous les lieux où il avait passé son adolescence ont disparu sous l’effet d’une désertification de l’esprit dont on peut deviner la cause au style allusif du narrateur « Vers dix sept heures, écrit-il, et avant que les milliers de minarets ne hurlent la prière du crépuscule, les rues se vident d’un coup des filles et des femmes, déjà toutes voilées et il ne reste, collés aux murs, qu’un magma d’hommes, barbus, moustachus, ou coiffés à l’iroquoise et dégoulinant de gel, fumant clope sur clope ».
Cette réislamisation rampante réactive la rengaine anti-berbère et polarise l’angoisse sur les fantasmes liés à la conquête arabe de la Berbérie. Souvent certains titres de presse que relaye la vox populi en pays arabophone, désigne la Kabylie comme un lieu de libéralité d’où la religion est absente. Les manœuvres de la bourgeoisie compradore qui a ses représentants jusqu’en Kabylie, confortent cette imagerie en alimentant les réseaux de drogue, de prostitution et de débits de boissons alcoolisés, accordés à titre de largesses à des magnats locaux, et ce, dans le but d’annihiler toute résistance au projet de dépersonnalisation de la région. Ainsi s’éclaire la double focalisation sur le mouvement évangéliste et les procès mettant en cause les non jeûneurs kabyles durant le mois de ramadan. A vrai dire le courant islamisant ne fait que reconduire le procédé dont historiquement ont usé les conquérants levantins pour arabiser les Amazighs. Ailleurs en Algérie où l’arabisation linguistique est accomplie, on ne cherche pas à savoir si l’on jeûne où si l’on se prostitue. « Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou » pour reprendre le titre de l’ouvrage de Salah Guemriche. Cet auteur qui a mené une enquête sur l’évangélisation, montre que celle-ci concerne l’ensemble du Maghreb et du Moyen-Orient. (3)
La riposte du MAK face à ces campagnes de culpabilisation des Kabyles marque une rupture avec la tradition politique des organisations kabyles. C’est à partir des valeurs laïques que ce parti entend défendre la pratique religieuse se refusant ainsi de se laisser entrainer dans le piège de vouloir concurrencer les islamistes sur leur propre terrain. Certes d’autres formations se sont réclamées de la laïcité mais elles n’ont pas osé aller au-delà du discours, ou de la posture qui consiste à laisser leurs militants exprimer individuellement leur solidarité envers les nouveaux convertis lors des rassemblements organisés en leur faveur. On évoque même le terme de « sécularisation » au lieu de la laïcité. Ce qui permet d’articuler celle-ci à une donnée sociohistorique kabyle, à savoir que les sociétés villageoises se sont depuis la nuit du temps prises en charge par elles-mêmes en dissociant les affaires de la cité de la religion. La sécularisation en Kabylie puise sa philosophie de la locution sententielle populaire « j’maa liman » (au nom de toutes les croyances). La laïcité décrirait plutôt la réalité européenne, qui renvoie à la séparation de l’Eglise et de l’Etat.
Au lieu du « nous avons le plus grand nombre de mosquées » ou du « nous nous abreuvons à l’islam de nos ancêtres », le MAK déclare respecter au nom de la laïcité, tous les citoyens kabyles qu’ils soient chrétiens, musulmans ou non croyants.

Hocine Aït Ahmed, président du Front des forces socialistes (Yawatani.com)
Hocine Aït Ahmed, président du Front des forces socialistes (Yawatani.com)

S’agissant du FFS et du RCD, en raison de l’accusation portée contre eux d’être des formations régionalistes cantonnées à la Kabylie, ils se sont bien gardés de franchir certaines lignes rouges quant à la défense des convertis. Il n’y a que le courant nationalitaire qui a pris explicitement fait et cause pour ces derniers. Au lendemain d’un raid mené en décembre 2009 contre des chrétiens kabyles par des adolescents à la Nouvelle-Ville de Tizi-Ouzou, le MAK, alors autonomiste, s’est fendu d’un communiqué pour déclarer que « c’est la rencontre de la Kabylie avec le christianisme qui poserait problème aux plus hautes autorités du pays, car renforçant l’occidentalophilie de celle-ci et son combat pour son autonomie régionale ». Les attaques contre les chrétiens sont jugées comme une incitation à susciter de la part des Kabyles des appels à davantage d’islamisation. La stratégie du MAK va consister alors à associer le combat pour l’affirmation de l’identité kabyle, – la kabylité-, avec la défense de la laïcité. A l’appel du mouvement autonomiste, des milliers de marcheurs ont défilé le 12 janvier 2010, à Tizi-Ouzou et Bejaïa pour fêter le nouvel an berbère et réclamer « l’autonomie régionale kabyle » et « dénoncer l’agression honteuse (contre les chrétiens, NDLR) et exprimer notre attachement à la liberté de culte ». Les autonomistes sont sortis renforcés des procès de convertis que ce soit à Aïn El Hammam ou à Larbâa Nath Irathen.
Face à la police des mœurs, encline à sévir contre des jeunes pour les contraindre à respecter l’observance du carême durant le mois de ramadan, le mouvement nationalitaire kabyle prône un déjeuner public de non jeûneurs à Tizi-Ouzou. On est au ramadan 2013, l’appel à défendre la liberté de conscience est entendu. Des centaines de personnes sont venues boire et casser la croûte sous les flash-photos. Une première dans le monde musulman. Tacticien à souhait, le MAK parvient toujours à sortir du lot même si l’action est initiée par des personnalités (dont son président) plutôt que par l’organisation elle-même. Sa visibilité est rendue possible grâce à son action durable sur le terrain, palpable du reste depuis plus d’une dizaine d’années au moins, laissant au RCD et au FFS le soin de ronger comme des os pourris, les élections législatives et municipales. La suite des événements montre que les tentatives répétées pour réislamiser la société kabyle n’ont pas eu l’effet escompté. Bien entendu les islamistes avec barbes et kamis sont présents en Kabylie, leur poids demeure cependant insignifiant. Mais il y a bel et bien un face-à-face entre berbérisme et islamisme, lequel a remplacé le clivage berbérisme-arabisme, qui dans le fond se rejoignent. Ce face-à-face se déroule à ciel ouvert. Ainsi après l’affront du carême rompu, l’ancien dirigeant du Front islamique du salut (FIS), Ali Belhadj, accompagné d’une assemblée de clercs, est venu sur les lieux mêmes où l’on avait quelques jours auparavant dénoncé l’inquisition de l’Etat, pour condamner les agissements des « impies ». Mais ce monsieur qui se présente en Kabylie en tant qu’islamiste ou missionnaire, est vu par les Kabyles comme un « Arabe ».

Le panberbérisme makiste.
On l’attendait moins sur le terrain du panberbérisme, et pourtant c’est la prouesse réalisée par le mouvement indépendantiste, lequel a réussi à convaincre Kameleddine Fekhar, défenseur de l’identité et de la culture mozabites, de la nécessité de revendiquer pour le Mzab, le droit à l’autonomie. Le 20 avril 2014, les deux hommes ont présidé un rassemblement sur le Parvis des droits de l’Homme à Paris, en présence de Yella Houha, fondateur du Mouvement autonomiste chaoui (MAC), une organisation moins bien connue. On le voit bien, s’étant libéré des contraintes dont sont hantés les partis « kabyles » à vocation nationale, le MAK est allé jusqu’à se déployer en dehors des limites territoriales qu’il s’était fixées. Au nom de la laïcité et de la solidarité berbère, il prend la défense de la minorité mozabite, adepte de l’islam ibadite et sur laquelle pèse un ethnocide d’autant plus dangereux qu’il est soutenu par la bourgeoisie parasitaire. Le MAK a adopté la même attitude par rapport au conflit qui oppose les touaregs (autre groupe berbère) à l’Etat malien et ce, en soutenant les rebelles du MNLA. Il devient clair que le courant indépendantiste en Kabylie caresse l’espoir de redessiner la carte géopolitique de l’Afrique du Nord.

Le MCB ou l’héritage maudit.
Il n’a pas échappé à certains le fait que le sigle MCB dont on n’entend plus parler depuis la fin des années 90, est réapparu cette année à l’occasion de la célébration du 20 avril. Un groupe d’anciens militants de ce mouvement a signé en effet un appel à une marche pour revendiquer l’officialisation de tamazight. Tout porte à croire que l’initiative avait pour motivation réelle de faire écran à la marche à laquelle avait appelée le MAK pour le même jour.

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Saïd Sadi, fondateur et ancien président du Rassemblement pour la culture et la démocratie (elwatan.com)

Le MCB est à l’origine un regroupement informel d’intellectuels militants dont l’action a trouvé un écho retentissant auprès de la masse de la population kabyle. L’université de Tizi-Ouzou, fut le fer de lance de ce mouvement qui devait soulever la question berbère en Algérie. Il fut le premier mouvement social d’importance après l’accession du pays à l’indépendance. Il révéla l’ampleur de l’adhésion populaire à la revendication de la culture amazighe. Le MCB est crédité d’être aussi l’une des premières nébuleuses politiques à être approchées par le pouvoir au lendemain des émeutes sanglantes d’octobre 1988. A en croire des sources proches de ce mouvement citées du reste par l’historien Alain Mahé, le général Larbi Belkhir, chef de cabinet de la présidence avait pris contact avec quelques personnalités du MCB dont Saïd Sadi, futur dirigeant du RCD, lequel avait fait entre 1978 et 1982 un passage dans le parti d’Aït Ahmed du temps de la clandestinité et Hachemi Naït Djoudi, qui deviendra, après sa légalisation secrétaire général du FFS entre 1989 et 1991. Toujours est-il que le MCB constitua un enjeu de taille au cœur de luttes, que ce soit pour la constitution du RCD ou la relance du FFS que la clandestinité avait réduit à une structure presque vide. Aussi ceux qui avaient convoqué les assises du MCB, – Saïd Sadi et ses amis – furent-ils en réalité ses fossoyeurs, car les fameuses assises qui se tinrent en février 1989 à Tizi-Ouzou, durent accoucher du RCD. Entre le nouveau parti et le FFS, ce sera désormais une course contre la montre en vue du contrôle du MCB, qui représente le seul cadre à même de procurer la légitimité politique en Kabylie. En janvier 1994, le RCD mis en place le « MCB-coordination nationale », ce qui poussa le MCB alors proche du FFS d’adopter l’appellation « MCB-commissions nationales ». Quand le mot d’ordre du boycott scolaire sera lancé à la rentrée scolaire 94-95, il se passera à peu près neuf mois avant que les autorités décident d’installer le Haut-commissariat à l’amazighité (HCA). Entre temps, Ferhat Mehenni, alors dirigeant du MCB-coordination nationale est poussé à la porte de sortie du fait d’un désaccord avec Saïd Sadi quant à la gestion du boycott. Au final si le HCA s’attèlera très vite à introduire la langue berbère dans le système éducatif algérien, il n’en absorbera pas moins une partie des militants du MCB. Nombre d’entre eux fourniront les effectifs enseignants, tandis que d’autres s’investiront dans des projets éditoriaux de livres berbères, ou dans le cinéma et la télévision d’expression amazighe. Le MCB soutient l’hypothèse que le peuple algérien est formé d’Arabophones et de Berbérophones mais qui dans la majorité sont d’origine berbère. Il plaide pour un statut national et officiel pour tamazight. L’Etat algérien a beau jeu de reprendre à son compte la formulation du MCB, à savoir que le peuple algérien est majoritairement berbère, (ce qui est vrai d’un point de vue scientifique), mais il ne l’en assortit pas moins de l’énoncé implicite qu’il faut s’en tenir aux apports de l’arabe et de l’islam. Tous les chefs d’Etat depuis Chadli Bendjedid ont concédé : « Nous sommes des Berbères que l’islam a arabisés ». Il s’ensuit que pour le pouvoir algérien les Algériens sont des Arabes et des musulmans. Si l’Etat insiste sur le fait que la composante berbère de l’identité algérienne est un patrimoine qui appartient à tous les Algériens, c’est pour empêcher une région ou une partie du peuple de se prévaloir du monopole de la berbérité. Justement le MAK met en pièces ce système conceptuel sur la berbérité en considérant le peuple algérien comme un peuple composé d’Arabes et de Berbères. Dans le peuple algérien, il ne s’y voit déjà plus. Le peuple kabyle est opposé au peuple arabe, les Mozabites, aux Châamba arabes, les Chaouis aux Arabes de l’Est, etc. C’est une vision qui découle d’une essentialisation de la race ou d’une ethnicisation à même de trouver un écho dans le régionalisme qui traverse la société algérienne. Mais cette conception a des conséquences dissolvantes pour l’Etat-nation. Le pouvoir central algérien aura maille à partir avec une revendication circonscrite à l’ancien territoire des Zouaouas (tribu Kabyle du Djurdjura) et à la partie occidentale de celui des Kotamas (tribu Kabyle des Babors), formant un ensemble très individualisé dont l’origine remonte au moins aux temps médiévaux.
Tout compte fait, la résurrection du MCB parait donc plus relever du mythe que d’une donnée concrète. Depuis le Printemps noir de 2001, la Kabylie entretient des rapports de véritable rupture avec l’Etat central. Le courant autonomiste n’aurait pu s’y ancrer s’il n’avait pas trouvé un terrain fertile. On peut dater les premières velléités autonomistes aux affrontements violents ayant suivi l’assassinat en 1998 du chanteur Matoub Lounès. Trois ans après, c’est au tour des âarouch d’entretenir une situation de violence permanente avec sa plate-forme d’El Kseur « scellée et non négociable ». Si ces derniers n’ont pas explicitement réclamé l’autonomie régionale, il n’en reste pas moins que dans les faits ils se sont conformés à son esprit. Ils ont exigé le départ de la gendarmerie, perçue comme une force d’occupation, comme ils ont « rejeté » toute élection qui se déroulerait sur le territoire de la Kabylie. Les évolutions en cours attestent de l’accentuation de la singularité kabyle. En plus de sa fête « nationale » qui est le 20 avril, la Kabylie sous l’impulsion du MAK célèbre depuis au moins quatre années le jour de l’an berbère qui correspond au 12 janvier. Des marches sont organisées pour marquer cet événement, ce qui encore détache la Kabylie du reste du pays. L’emblème algérien tend de plus en plus à s’effacer au profit du drapeau berbère, qu’on brandit dans les manifestations publiques et sur les gradins des stades quand joue la JSK (Jeunesse sportive de Kabylie), l’équipe fétiche de la région (4). Le mouvement séparatiste à vrai dire multiplie les occasions pour cristalliser la conscience identitaire collective, dès lors que la conscience ethnique renforce la conscience politique. De ce fait le pouvoir d’Alger est de plus en plus soumis à rude épreuve. Célébrée, la kabylité est adossée, outre à la laïcité, à l’occidentalisme qui prend ainsi le contre-pied de l’arabo-islamisme. Passons sur le fait que l’amitié avec Israël est exaltée. Point n’est donc besoin d’expliquer que l’adoption par les Kabyles des caractères latins pour transcrire le tamazight, contrairement à ce qui a été dit à ce sujet, n’est pas d’ordre purement technique mais bel et bien d’ordre idéologique.

De la question berbère à la question kabyle.
Mais les difficultés sont à venir. Le 20 avril de cette année a été entaché par la tuerie en Kabylie de soldats de l’armée nationale populaire. Ce qui augure de dérapages vers un conflit sécuritaire, ce qui est de nature à pousser le courant indépendantiste à entrer en concurrence avec le détenteur de la violence légitime. Le terrorisme en Kabylie opère depuis le Printemps noir, c’est-à-dire au moment où il s’était tu dans le reste de l’Algérie. C’est un fait connu que la bourgeoisie compradore est prompte à instrumentaliser le terrorisme pour criminaliser tout mouvement de contestation qui la met en danger.
Bientôt le pouvoir algérien sera appelé à répondre plus constamment à des actes qui passeront à ses yeux comme des actes de défiance à son égard. Le parti de Bouaziz Ait Chebib (n°1 du MAK) est sur le point de faire élire le drapeau kabyle. Les électeurs kabyles à travers une opération inédite sont conviés à choisir le drapeau de leur nation parmi plus de 80 spécimens. La proclamation du drapeau national kabyle est prévue le 14 juin prochain, à l’occasion baptisée « journée de la nation kabyle » en référence à la marche des âarouch de 2001 qui avait drainé plus de deux millions de manifestants à Alger.
En définitive la promotion de tamazight en langue nationale n’a pas réglé la question berbère en Algérie. Elle s’est même mutée en question kabyle. Avec le recul, on se rend compte que la constitutionnalisation en 2002 de cette langue fut une concession visant à désamorcer l’insurrection des âarouch et à maintenir en l’état le système politique en vigueur. L’Etat a fait le contraire de ce qu’il a laissé entendre. Il a régionalisé la langue berbère, en veillant à ce que son enseignement (toujours facultatif) ne déborde pas le pays kabyle et ne s’implante pas à Alger où pourtant il y a une forte demande sociale. L’Etat a, lui-même, fait le lit du MAK. Quand Mouloud Hamrouche dit que nous avons affaire à un pouvoir anti-national en faisant allusion aux trois compartiments qui le composent (DRS-présidence-les généraux) il insinue par là que la dislocation de l’Algérie n’est pas seulement un mythe.

Notes :

1. Nous distinguons la bourgeoisie compradore de la bourgeoisie industrieuse, productrice de richesses. Issad Rebrab, fait partie en Algérie de cette dernière même si au départ il a bénéficié d’un coup de pousse qui lui a permis de bénéficier d’un prêt bancaire. Lors des émeutes dites de « l’huile et du sucre » de janvier 2011, un bras de fer s’était engagé entre les deux bourgeoisies, il s’est soldé par la victoire de la compradore qui a fait revenir le gouvernement sur sa décision d’imposer un impôt aux importateurs ainsi qu’un contrôle draconien sur leur activité.

2. La presse algérienne a fait état d’un deal qui aurait été secrètement conclu en 2011 entre le pouvoir et le FFS au moment où les manifestations de rue se multipliaient à Alger dans la foulée du « printemps arabe ».Ce fut l’époque où l’on chassait les chefs d’Etat arabes tombés en disgrâce, et où déjà Zine El Abidine Ben Ali, Mouammar Khadafi et le raïs égyptien, Hosni Moubarak, avaient été déchus. Des ministres et des officiels algériens se sont alors empressés de déclarer à certains journaux que Bouteflika (bien avant qu’il ne soit terrassé par son AVC), n’envisageait nullement de briguer un quatrième mandat. Le pouvoir montrait des signes de faiblesse disait-on. L’ex premier secrétaire du FFS, Karim Tabbou qui avait été démis de ses fonctions à la veille des législatives de mai 2012, a relayé du reste, ces soupçons de contacts avec la présidence de la république notamment. Mais en octobre 2012, le Conseil de sécurité de l’ONU adoptait une résolution enjoignant aux pays ouest-africains de préciser leurs plans en vue d’une intervention militaire au Mali. Finalement le deal supposé entre le FFS et le pouvoir en place n’a pas vu de concrétisation sur le terrain, le parti d’Aït Ahmed n’ayant soutenu aucun candidat lors de la présidentielle de 2014, ni apporté une quelconque caution à la réélection de Bouteflika. Le FFS n’aurait-il pas une seconde fois été desservi par une conjoncture internationale défavorable, presque imputable à la même cause qui avait été à l’origine de l’échec de son mémorandum de 2001, à savoir l’impératif de lutter contre al-Qaïda ?

3. Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou, Enquête sur les conversions en terre d’islam, Denoël, Paris, 2011.

4. A noter que le drapeau berbère actuellement usité en Kabylie est un drapeau panberbère. Formé de 3 bandes horizontales bleu, vert, jaune, avec au milieu, transcrite en rouge,  la lettre Z en tifinagh; il fut conçu vers les années 70 par l’Académie berbère fondée à Paris par le Kabyle Mohand Arab Bessaoud. En 1998 le Congrès mondial amazigh (CMA) l’a proclamé comme drapeau commun à tous les Berbères. Ce qui explique sa diffusion non seulement en Kabylie (et d’autres régions d’Algérie), mais aussi aux îles Canaries, au Maroc, en Tunisie, en Libye et chez les Touaregs du Mali.

Larbi Graine

Larbi GRAÏNE est un journaliste algérien qui a exercé dans plusieurs titres de la presse écrite en Algérie. Il est titulaire d’un DEA en littératures francophones et d’une maîtrise en Histoire et Sciences Sociales.

En 2010, Larbi GRAÏNE a publié chez l’Harmattan un livre sur le syndicalisme autonome en Algérie, intitulé "Naufrage de la fonction publique et défi syndical". Accueilli par la Maison des Journalistes en 2014, il vit depuis en France.

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