[Par Armand IRE’]
« Quand la police (coloniale-ndlr-) est arrivée : j’ai dit voici mon arme ». Nous sommes en 1949.
Cette arme c’est le stylo et la plume. Bernard Binlin Dadié plus connu sous le nom de Bernard B. Dadié est l’incarnation encore vivante de l’opposition pacifique à la colonisation, à l’oppression et au déni des libertés humaines. Homme de lettres hors-pair, ministre de la culture dans son pays, la Cote d’Ivoire, et ce, durant plus d’une décennie, il a choisi son camp dans la crise qui continue de secouer son pays. Il s’est rangé du coté des opprimés et de l’ancien chef d’Etat ivoirien aujourd’hui détenu à la CPI au grand dam sans doute de ceux qui auraient voulu le voir jouer le rôle de réconciliateur impartial. Mais comment peut-il en être autrement, il sait pertinemment que ce qui se passe aujourd’hui dans son pays est le remake de ce qui s’y est déroulé il y a plus de 60 ans.
C’est en pleine grande guerre, en 1916 que nait dans le sud ivoirien précisément dans l’actuelle cité balnéaire d’Assinie-Mafia, l’écrivain Bernard B. Dadié. Il est le fils de Gabriel Dadié grand planteur et compagnon de lutte de Félix Houphouët-Boigny, le premier président ivoirien. Les importantes étapes scolaires signalées dans sa biographie sont l’école primaire supérieure de Bingerville et la prestigieuse école coloniale William-Ponty à Dakar au Sénégal, établissement formant les instituteurs de l’Afrique noire francophone, par lequel ont transité plusieurs dirigeants africains de l’après indépendance. Son diplôme en poche, il est successivement commis administratif, et bibliothécaire-archiviste. Il est journaliste lorsqu’il intègre en 1946 le RDA, le Rassemblement démocratique africain, parti fédéraliste crée en 1946 à Bamako au Mali et présidé par Félix Houphouët-Boigny. Son activisme politique le conduira en prison en 1949 dans la ville historique de Grand-Bassam. Les prémices de l’indépendance se font alors sentir et la répression coloniale devient féroce. C’est dans cette prison qu’il écrit l’un de ses célèbres poèmes : « Le corbillard de la liberté » paru dans son récit autobiographique « Carnets de prison ». L’extrait que nous vous proposons illustre à lui seul le déni des libertés en ces temps-là : « Une voix partie d’une force homicide, dit : tuez-les, comme cela le monde sera libre. Tuez-les, comme cela nous pourrons digérer en paix… Mais ils hésitaient. Cependant les monstres, car, ils savaient bien qu’on ne tue pas comme cela la liberté…».
Écrivain et dramaturge prolixe.
Les œuvres de Bernard Dadié sont innombrables. Il a touché à presque tous les genres littéraires. Da la chronique à la nouvelle en passant par la poésie, le théâtre et le roman. Il est l’auteur d’œuvres intemporelles. Faire le compte des écrits de Bernard B. Dadié est bien fastidieux. Plusieurs de ses œuvres sont étudiées par les Africains durant leur parcours académique. « Le pagne noir », recueil de nouvelles aussi tristes les unes que les autres, dépeint la misère humaine et l’immoralité des hommes face à plus faible que soi. « Un nègre à Paris », d’où est tiré le fameux texte « Kokumbo à l’usine » a eu un énorme succès. N’oublions pas la fameuse pièce de théâtre M. Togoh-Gnini qui relate les aventures d’un zélé qui, profitant de sa fonction de porte-canne du roi et auxiliaire de l’administration coloniale vole ses concitoyens et spolie la veuve et l’orphelin. « Béatrice du Congo » sorti en 1995 aux éditions Présence africaine est sans nul doute la dernière œuvre de ce monument intellectuel.
Refus d’abdiquer malgré le poids des ans.
Lorsque la guerre éclate en 2002 dans son pays et alors qu’il est militant du PDCI (Parti Démocratique de Côte d’Ivoire, ex parti unique de la Côte d’Ivoire moderne, farouchement opposé au FPI- Front Populaire Ivoirien) de Laurent Gbagbo, Bernard B. Dadié décide de rester républicain et prend fait et cause pour le président Gbagbo victime d’une agression perpétrée par des éléments rebelles venus du nord de la Côte d’Ivoire et de la sous-région ouest-africaine. Il accepte de prendre les rênes du Congrès National de la Résistance et de la Démocratie-CNRD-, mouvement d’action politique mis en place par Simone Gbagbo en vue de rassembler autour de la république les indignés de la guerre injuste qui frappait la Côte d’Ivoire. Pour Bernard Dadié s’il y a des rébellions en Afrique c’est qu’il y a des parrains en occident car les kalachnikovs ne sont pas des grains d’arachide qu’on trouve à tous les coins de rue et l’Afrique n’en fabrique pas. Il assumera donc son choix. Aujourd’hui à l’orée de la centaine, il a encore la plume alerte qui a gardé tous ses sens. Pour lui rien n’a changé dans les rapports entre la France et l’Afrique. Dans un texte publié le 4 décembre 2013 dans les colonnes du journal ivoirien Le Nouveau Courrier dont l’extrait est évocateur, il parle des rapports entre la France et ses ex-colonies mais aussi du combat pour la liberté du peuple français qu’il compare à celui que les ivoiriens mène aujourd’hui : «… A-t- on oublié qu’il est des armes miraculeuses : la plume, le simple « Bic », le crayon. En France, ce sont Voltaire et Rousseau, c’est Beaumarchais, c’est Condorcet qui mettent les mots sur les maux des peuples. Un matin un peuple se lève pour abattre une prison, symbole de l’arbitraire royal, La Bastille. En l’abattant, il commence à semer la graine de la Liberté qu’il s’empresse de faire germer et fleurir au cœur de chaque village sien, dans des arbres soigneusement entretenus, encore aujourd’hui. Pourquoi, comment ce peuple amoureux de sa liberté peut-il accepter de faire d’autres peuples d’éternels clients ; accepter, si ce n’est encourager, les guerres entre pays voisins, cousins, frères, pour exploiter les richesses de l’autre mieux doté ? Entretenir une guerre dans un pays producteur de cacao, pour un morceau de chocolat… « La France ne prendra plus les armes contre un pays d’Afrique » a dit en substance le président Hollande. Mais qui peut affirmer que rien ne changera demain ?… »
Bernard B. Dadié est au soir de sa palpitante vie et ne verra sans doute pas l’Afrique telle qu’il l’a conçoit, celle pour laquelle il s’est battu bec et ongle, celle pour laquelle il a connu le fouet et les sinistres geôles de la colonisation, celle pour laquelle il a choisi de se mettre à dos une partie des Ivoiriens et de la communauté internationale, payant ainsi de son choix pour la légalité.