Un premier travail poétique du poète syrien Ahmad Basha, forcé de fuir à Paris à cause de la guerre, a été publié à Beyrouth. L’auteur témoigne d’une mort à l’ombre pesante, présente dans les caractéristiques de son pays.
Par Ammar AL-MA’MOUN (publié sur Alarab, le 18 septembre 2014, n°9683, p. 15).
Traduit de l’arabe au français par Florence Damiens.
Damas – Le travail du poète résume parfois l’horreur des événements ; frappé par ce qui arrive, ce dernier s’arrête parce qu’il ne peut trouver les mots pour décrire ce qu’il voudrait décrire. La mort, la vie, la perte et l’exil sont des événements que le jeune poète Ahmad Basha tente de préserver dans sa mémoire. Pour cela, il emprunte divers styles poétiques visant à imposer une dimension poétique au quotidien et au banal, insérée au cœur d’un exercice textuel qui évoque la diversité syrienne.
Dans son premier recueil poétique « Je ne me suis jamais allongé sur les rails», le poète syrien Ahmad Basha présente une image du poète misérable capable de fouiller aux quatre coins de la ville et d’y recueillir les sensations liées à sa perte ainsi que les changements qui s’y produisent.
Le recueil poétique a été publié en 2014 par l’association syrienne « La Maison du Citoyen pour la Publication et la Distribution » et distribuée par Dar Atlas à Beyrouth.
Caractéristiques de Syrie
Tout acte de lecture est un renouvellement de la compréhension du monde à travers la vision du poète. L’aventure avec Ahmad Basha commence dès le titre, là où il commence par l’exil, annonçant le refus. Mais quel refus ? Le refus de la mort prochaine, qui s’incarne dans le train, comme si l’auteur annonçait son esquive de la mort et son chemin vers elle, symbolisé par les rails.
L’abandon réside dans l’acte de s’allonger ; c’est un acte volontaire que l’homme accomplit. Le seul fait d’annoncer ce refus exprime la réalité de la mort qui attend le poète en embuscade. Ce dernier n’a pas voulu se placer sur son passage. Ce qui est caché dans le titre est ce qui en dévoile la vérité : la mort l’attend, arrivant pour le rencontrer sans qu’il le sache puisqu’elle va l’assassiner ou l’abattre en tirant de loin. Aucune relation d’affrontement n’émerge. Au contraire, la relation reste une ruse élaborée par la mort qui attend le poète.
Dans la première partie du Diwan, qui a pour titre « Une introduction à laquelle on ne peut échapper », nous voyons le poète Ahmad Basha sélectionner un certain nombre de détails qui dessinent les caractéristiques de la Syrie. Il témoigne de la pesante ombre de la mort, présente et planant sur le pays. La ville semble plus proche d’un cachot isolé, d’où le poète s’interroge sur son droit à la liberté. Il reprend les détails de la femme rêveuse, des garages et de la vie quotidienne qui, dans leur banalité, manquent au poète. Ce dernier dit : « Soudain, le chant du bruit manque à mon oreille, les chansons kitchs et les injures des soldats, gardiens des cinq dernières lires se trouvant dans leurs poches ».
Puis Basha évoque Halfaya et le massacre qui y a eu lieu, les détails de l’exil au Liban, comme s’il prélevait des périodes fondatrices de sa vie et les recréait en utilisant une image différente de celle prélevée.
Là s’imbriquent les tons et les contextes porteurs de sens, comme si nous étions face à une période fondatrice qui porte encore une part de vie et de ses changements.
La présence et l’absence
Dans la seconde partie du recueil, qui porte le titre « Obscurcissement », nous nous arrêtons devant un agencement symbolique porté au cœur des poèmes. Leurs thèmes sont nombreux – l’ombre, la lumière, les détails du cheminement vers la clairvoyance – et filent leur symbolique dans la trame des poèmes.
Le poète utilise de nombreux styles poétiques, tant au niveau des tournures qu’à celui des poèmes entiers. Nous percevons une dimension poétique dans des détails au caractère primaire, où l’image est plus proche de l’intimité, sans chichi linguistique. Nous remarquons quelques transgressions dans la construction des poèmes lorsque ces derniers s’éloignent de la règle poétique classique de « l’unité fondatrice ». Nous observons un surplus de tournures et de leur aspect poétique au détriment de la cohérence structurelle du texte. Cependant, les détails qu’évoque Basha se fondent sur l’observation de la ville et de la définition de sa relation avec cette dernière. Une telle relation est basée sur la tension, comme si l’auteur était toujours incapable d’harmoniser sa propre présence avec celle, angoissante, des détails. La propagation des armes et la perte en particulier poussent Basha à évoquer les splendeurs lorsqu’il est absent des poèmes ou la cruauté lorsqu’il y est présent. Dès lors, il dit : « l’histoire a été bienveillante envers ses héros. Nos corps ne pouvaient rien faire, si ce n’est maudire les fins heureuses. Ainsi, Ô mère, nous nous mîmes à implorer l’instant ».
La femme est présente dans les poèmes d’Ahmad Basha mais ne cesse de changer de forme, comme si nous étions face à un réseau de thèmes que le lecteur se doit de suivre. La femme prend tour à tour la forme d’une amante, d’une mère et d’une nation. Et les lèvres se mêlent aux pierres tombales.
La présence de la femme prend le dessus sur la langue. Cette dernière tente d’évoquer cette femme mais se retrouve dépassée, incapable de lui donner forme dans l’ombre de l’exil. Un exil que le poète vit au sein d’une nation qui se déchire et dont les détails disparaissent les uns après les autres ; un exil qui accroît la distance entre ce poète d’un côté, le lieu et sa mémoire de l’autre.
Dans la troisième partie du Diwan, portant le titre « Balles perdues », la mort est présente à travers son ombre pesante. Nous voyons le jeune poète évoquer les détails du lieu et ses reliefs, tentant de les restaurer une fois que la mort a pris place en leur sein. Le poète peut réduire la présence de la mort en ayant recours aux détails les plus précis et les plus banaux.
Ahmad Basha dit : « Le pays qui égare ses victimes ne connaît pas la forme de leur corps. Leur faim ne s’est pas tue, ne serait-ce qu’un jour. Ce même pays est plus petit que ce qu’un enfant dessine sur le siège usé en face de lui, avant qu’il ne s’endorme ou ne meure. »
Adieu de la mémoire
A la fin, le poète Ahmad Basha revient sur une confidence qu’il s’est faite à lui-même. Alors, les phrases poétiques se condensent pour que ce qu’il a perdu petit à petit soit présent, comme s’il disséquait l’impact de l’absence et de la mort sur lui-même, sur son corps et sur le regard qu’il porte sur ce qui l’entoure ; comme s’il faisait ses adieux à sa mémoire et tentait de graver ses détails dans la langue qui reste parfois trop étriquée pour décrire ce qui arrive.
Le Misérable perd ses lieux. Il perd les détails qu’il s’était habitué à dompter et face auxquels il s’était résigné durant les phases éveillées. Ceci se reflète dans la structure de la langue, qui devient plus dense et plus pertinente dans l’expression.
Comme si la mémoire était éparpillée de telle sorte qu’un poème seul ne pourrait la porter. Cette mémoire est plus proche des pulsations. Chacune d’elles renouvelle le dessin d’une scène tirée de la vie du poète misérable ; le poète, qui observe la chute de ses propres yeux et qui s’arrête, essayant d’embellir le lieu, non pas dans le but d’obtenir quelque chose mais pour préserver ses souvenirs et sa langue.