Par Rana ZEID
Traduit de l’arabe au français par Aline Goujon.
Pendant la guerre civile libanaise, un franc-tireur appartenant au mouvement Amal a tiré sur Yasser Mroué dans l’intention de l’assassiner, mais ce dernier a échappé à la mort. Le franc-tireur est resté un citoyen libanais et il n’a jamais dû répondre de ses actes.
Au Théâtre de la Cité internationale, l’acteur libanais Yasser Mroué se livre sur scène à un monologue intime complexe, dans la pièce Riding on a cloud (« Sur un nuage ») écrite par son frère, le metteur en scène Rabih Mroué. Il s’agit d’un monodrame qui évoque la douleur, la douleur lente, celle de l’individu frappé par une balle de franc-tireur dans la guerre civile libanaise. Le public qui assiste au récit oral et visuel du comédien comprend soudain que celui-ci relate sa propre histoire, et que les hallucinations de la poésie, de la guerre et de la douleur ne sont autres que les hallucinations qui l’ont envahi au moment où la balle perfide l’a atteint.
Yasser Mroué, né à Beyrouth le 2 juillet 1969, a écrit au sujet des évènements évoqués dans la pièce : « Tout a commencé le 17 février 1987, lorsqu’un tueur barbare m’a tiré dessus, un tireur d’élite professionnel. Mon corps s’est mis à saigner, sans douleur, sans souffrance ; j’ai aperçu la mort et frôlé sa surface. Peut-être oublierai-je le jour où j’ai été blessé. Aujourd’hui, je pardonne cet homme, malgré mes difficultés à parler et malgré le coup atroce par lequel ont été perforés mon corps et mon esprit. Aujourd’hui je le pardonne, car je suis certain qu’il ignorait le sens de cette guerre ainsi que les raisons de son déclenchement. » Dans la pièce est relatée cette histoire qui a réellement eu lieu, le 17 février 1987 : pendant la guerre, le jeune Yasser, alors âgé de 17 ans, entend à la radio la nouvelle de l’assassinat de son grand-père, Hussein Mroué. Il se met à courir dans la rue, et est alors touché par un tir de sniper. Les personnes qui viennent à son secours le croient mort. Il est tout de même transporté à l’hôpital et sauvé, mais vivra tout le reste de sa vie avec une perte partielle de ses capacités à parler, lire et écrire. Car il semble que ce qui a endommagé son crâne est la pensée triste de la mort de son grand-père, militant, penseur et écrivain communiste, et pas seulement la balle qu’il a reçue dans la tête.
Dans la pièce Riding on a cloud, on recherche la lumière qui pousse les hommes à sortir des guerres. Ce jour-là, Yasser a aussi perdu plusieurs années d’espérance de vie. Il a failli mourir, puis est revenu à la vie, avec un défi supplémentaire, la détérioration physique de son crâne : « Je courais dans les rues de la capitale (Beyrouth) cherchant un endroit sûr pour m’abriter, fuyant une bataille instinctive meurtrière. »
Sur la scène se trouvent une chaise, occupée par Yasser, et une table sur laquelle sont posés un dictaphone et quelques disques. Derrière Yasser, un écran de cinéma, sur lequel sont diffusés des photos, des documents et des vidéos qui semblent avoir été réalisés par Yasser lui-même. Au premier abord, on ne perçoit pas depuis l’audience les troubles de l’élocution dont souffre Yasser, d’autant qu’il rediffuse ses propos sur le dictaphone immédiatement après les avoir prononcés.
Yasser lit brièvement des extraits de ses livres, et notamment de son ouvrage de poésie intitulé Riding on a cloud, qui a donné son titre à la pièce de théâtre.
Yasser se souvient des bulletins de notes de lorsqu’il était étudiant, juste avant l’accident, à la fin de son enfance. Les professeurs notaient dans son dossier des remarques ordinaires (« studieux », « participe en classe »), mais tous ses efforts pour étudier ont naturellement pris fin au moment de son accident. Son univers cognitif est alors devenu inhérent à ce qu’il enregistrait en vidéo. De cette façon, il a pu mémoriser des visages qu’il avait oubliés ou des photos qu’il n’arrivait pas à associer aux personnes qui figuraient dessus, car, pour quelque raison, le traumatisme l’empêchait de reconnaitre les personnes sur les photos.
Riding on a cloud est une performance purement humaine, loin du monde du théâtre, mis à part les effets dramatiques. La manière dont est présentée l’histoire de Yasser au théâtre fait penser à une séance de confidences intimes, durant laquelle un homme souffrant, d’un côté de son corps, d’une infirmité de longue date, marche sur la scène tel un ange blessé et raconte ce qu’il a vécu à l’époque de la guerre.
Toutes les réflexions auxquelles amène la pièce Riding on a cloud se rapportent à l’image de soi que l’on renvoie aux autres, une image que l’on souhaite ne pas réduire à l’aspect physique mais dont on essaie qu’elle reflète également notre âme et notre conscience. L’atteinte à la liberté est un thème qui ressort clairement de la performance de Yasser Mroué. Sa façon de jouer est presque documentaire, du fait de son désir de s’affranchir de la douloureuse et triste réalité, du fait du désir partagé par toute la famille de se détacher du terrible drame, du souvenir de l’attaque de Yasser et de l’assassinat du grand-père. Il est donc tout naturel qu’à la fin du spectacle, Rabih Mroué rejoigne son frère Yasser sur les planches, et avec lui joue de la guitare et chante une chanson pour mettre définitivement un terme à la souffrance.
Le metteur en scène tente de discerner la poésie de la douleur au travers de son existence silencieuse, oubliée et ordinaire. En raison de la guerre civile libanaise, et même de l’ensemble des guerres qui ont frappé le Liban, le pays est caractérisé par une souffrance multiple et latente, qui ne tarde pas à être ravivée sitôt que quelqu’un essaie de l’effleurer.
La blessure de Yasser est tout à fait comparable à celle laissée à Beyrouth par la guerre, blessure matérielle tangible, dont la violence est encore attestée par certains immeubles. Blessure dans le corps humain, blessure dans le corps tendre de la ville, qui, au final, donne à Beyrouth son allure lasse mais charmante, quel que soit l’état dans lequel elle se trouve aujourd’hui.
La pièce Riding on a cloud est construite sur une séquence audiovisuelle ayant pour thème la recherche du sens de la souffrance liée à la mémoire, et le lien qu’entretient l’esprit humain avec le passé comme s’il s’agissait d’une situation présente. Mais le style de la mise en scène est marqué par la mélancolie et la peine, car des mouvements pesants du comédien sont déduits tous les cris douloureux passés. Il s’agit là, pour ainsi dire, de l’ouverture et de la mise à nu d’une large cicatrice que porte le corps du Liban.