[Par Larbi GRAÏNE]
Un air de fin de règne souffle actuellement en Algérie. L’indice le plus spectaculaire en a été la « rébellion » des policiers qui, outre qu’ils ont demandé la tête de leur chef – le général Abdelghani Hamel – ont osé manifester devant la présidence de la République et déranger ainsi la quiétude d’un chef d’Etat grabataire quoique fraîchement reconduit pour un quatrième mandat.
On susurre que le chef de la police était bien placé pour succéder à Abdelaziz Bouteflika dont le maintien au pouvoir répond au souci d’empêcher un déséquilibre qui aurait mis à rude épreuve le système de la distribution de la rente. Bouteflika n’incarnerait qu’un consensus temporaire en attendant que se dégage un compromis entre les différentes factions au pouvoir. Mais le compromis en question n’a pu se concrétiser sur le terrain, puisque le général Hamel s’est heurté semble-t-il à l’hostilité des services secrets, le DRS dirigé par Mohamed Mediene dit Tewfik. En cette mi-octobre 2014, les policiers en colère n’ont pas trouvé mieux que de hurler sous les murs du palais présidentiel « Hamel Dégage ! » reprenant ainsi à leur compte un slogan cher aux masses insurgées du printemps dit arabe.
Bien entendu dans cette partie qui se joue à ciel ouvert, les masses « laborieuses » en sont absentes. On joue à la révolution en l’absence d’un peuple, pourtant un des plus bouillonnants de la rive sud de la Méditerranée. Dix ans de guerre civile ont brisé ses ressorts et l’ont fait douter de lui-même jusqu’au point où les hommes politiques ont été réduits au rôle peu envieux des Cassandre.
Trucage des urnes, fondement du système
Passé maître dans le trucage des urnes, le pouvoir algérien s’est arrangé pour mettre en place toutes les institutions censées représenter le peuple dont il a brimé la voix. Les deux chambres du parlement servent à alimenter les journaux télévisés en images dont la force incantatoire fige la démocratie en rangées ordonnées d’élus levant ou s’abstenant de lever la main. Comme tous les pays qui singent les démocraties occidentales, l’Algérie s’est dotée d’un parlement uniquement pour donner la réplique aux Etats qui véritablement en possèdent un. Il faut bien que le président d’un parlement étranger soit reçu par son homologue algérien. Si la France ou la Suisse a son assemblée, l’Algérie devrait en avoir la sienne.
Quant au président de la République, il faut reconnaître que lui-même n’échappe pas à la logique qui préside à la fabrication des assemblées élues. C’est l’armée qui lui donne mandat pour gouverner, et c’est à elle seule et non au peuple qu’il doit rendre des comptes.
L’armée, faiseuse de rois
En vertu de cette règle qui date de l’indépendance, l’armée est devenue la faiseuse de rois. Il en résulte ce fait que depuis plus d’un quart de siècle c’est elle qui dirige en sous main les gouvernements successifs mais sous des dehors civils, même si parfois elle n’y parvient que très difficilement. Né juste au lendemain de l’indépendance, le premier mouvement d’opposition, le Front des forces socialistes (FFS) de Hocine Aït Ahmed, a dû prendre les armes contre l’Armée nationale populaire (ANP) dépêchée en Kabylie par les autorités. La confrontation qui a fait plus de 400 morts dans les rangs du FFS, devait néanmoins précipiter en 1965 la chute d’Ahmed Ben Bella, premier président de l’Algérie indépendante, qui fut déposé par le Colonel Houari Boumediene, alors chef d’Etat-major de l’armée. Par cet acte Boumediene anticipait sur la reconnaissance du FFS que Ben Bella était sur le point d’avaliser. Cela étant, l’armée d’aujourd’hui n’est plus ce qu’elle était en 1962 : un rassemblement de maquisards au sortir d’une guerre atroce dirigée contre l’occupant étranger. Le rassemblement de maquisards a cédé la place à une bureaucratie militaire ayant développé des connexions intensives avec la bourgeoisie d’affaires dont elle a investi les valeurs en tant que classe dominante. L’histoire de ce « complexe militaro-industriel » est émaillée de tueries massives : répression des émeutes d’octobre de 1988 (plus de 400 morts), guerre contre la rébellion islamiste des années 1990 (plus de 100 000 morts) et répression des émeutes de Kabylie à partir de 2001 (plus de 120 morts).
Après le « qui tue qui ? » c’est le « qui dirige l’Algérie ? »
En l’absence de démocratie et lors même que des tendances séparatistes commencent à s’exprimer en Kabylie, voire dans la vallée du Mzab, la « réélection » d’Abdelaziz Bouteflika pour la quatrième fois consécutive, n’a tenu compte ni du bon sens ni d’aucun paramètre ayant un lien avec une quelconque fonction sociale, ou du moins avec une fonction consensuelle si infime soit-elle. Les généraux de l’armée ont tellement usé et abusé de la manipulation, et excellé dans l’action psychologique visant à neutraliser les populations, qu’ils ont fini par être pris par leur propre piège. Ils sont les seuls à ne pas se rendre compte que l’Algérie n’a pas de président de la République !
Pourtant les activités du premier ministre, Abdelmalek Sellal ont tendance à consacrer sur la scène diplomatique l’effacement du chef de l’Etat. Le premier ministre, qui prend des décisions au nom de Bouteflika, n’est en fait que le mandataire d’un président lui-même mandataire ayant reçu ses prérogatives de l’armée. Encouragés par le délitement de la société, les décideurs militaires en sont arrivés à faire usage cette fois-ci d’un déguisement inopérant qui consiste à faire accroire que le maintien d’un vieillard agonisant à son poste est un choix découlant de la souveraineté populaire. Les décideurs doivent se sentir tellement forts qu’il leur avait paru inutile de cacher par quelque artifice dont ils ont le secret leur entreprise de cooptation de la personne sur laquelle ils ont jeté leur dévolu. Du coup ils ont brutalement rendu visible et démaquillé leur imposture électorale, déconstruisant ainsi leur propre stratagème. La question redondante « Qui dirige l’Algérie ? » est désormais sur toutes les lèvres des journalistes des médias internationaux et le nom du général chargé du DRS a fait le tour du monde.
Le régime algérien est au pied du mur. Pour reprendre l’expression d’un journal londonien « le pouvoir algérien est un géant qui a peur de son ombre ». L’aspiration au changement n’a d’égale que la férocité de la confrontation qui met aux prises les différents clans de l’armée.
L’an II de l’opposition algérienne
La réélection de Bouteflika fut durement ressentie par l’opposition, toutes tendances confondues. Ce qui va l’inciter à se fédérer au sein d’une coordination nationale pour la transition et les libertés démocratiques (CNTLD) dont l’activisme sera couronné par un événement majeur : l’organisation au mois de juin 2014 à Zeralda, à l’ouest d’Alger, de la première conférence pour les libertés et la transition démocratique en Algérie. Ainsi la CNTLD a réussi à réunir les laïcs et les islamistes dont des ex dirigeants du parti du Front islamique du salut, FIS (interdit).
Ayant regroupé également d’anciens chefs de gouvernements passés à l’opposition, la conférence de Zeralda a appelé au « respect du cadre républicain de l’État algérien », à « rendre civil le régime politique et éloigner l’institution militaire et sécuritaire des conflits politiques ». Si les partis politiques semblent avoir mûri en acceptant de s’asseoir à la table de négociation et faire l’effort de surmonter leurs divergences, il n’en demeure pas moins que leur audience a considérablement reculé au cours de ces dernières années sous l’effet conjugué de la guerre civile et de l’autoritarisme du règne de Bouteflika. Laminés autant que les populations qui avaient constitué leur vivier, les partis ont du mal à promouvoir la chose politique. Cela dit, depuis le lancement de la CNTLD, qui, s’il a accentué l’isolement du pouvoir, n’a pas pour autant permis d’impulser une dynamique de changement. Chacune des deux parties, opposition et pouvoir, sont restées campées sur leur position respective jusqu’au moment où un intrus est venu chambouler cet échiquier. Cet intrus n’est autre que le FFS dont on a déjà parlé.
Légalisé en 1989 à la faveur de l’instauration du multipartisme, le parti d’Aït Ahmed, en sortant de la clandestinité a, tôt défendu l’idée selon laquelle l’implication des islamistes du FIS dans la vie politique est de nature à leur ôter le voile de sacralité dont ils sont entourés. Mais l’armée ne l’entendait pas de cette oreille. En janvier 1992, elle procédait à l’arrêt des élections législatives, les premières qui aient été organisées sous le multipartisme, mais remportées par le FIS. A l’époque il n’y avait pas encore l’expérience tunisienne qui eût pu démontrer- pour peu qu’il y ait une société civile – que les islamistes peuvent être délogés avec leur tapis de prière. L’incurie des islamistes maghrébins est proverbiale, elle n’a d’égale que leur inaptitude à concevoir le monde dans sa réalité et à préconiser des solutions en matière de gouvernance étatique. Brandi pendant longtemps par les décideurs militaires pour justifier leur politique d’éradication, l’alibi du danger islamiste devient aujourd’hui relativement obsolète aussi bien au niveau interne qu’externe. Bien qu’ayant participé à la conférence de l’opposition de Zeralda, le FFS est passé, fin octobre 2014, à la vitesse supérieure en appelant à une autre conférence, baptisée « conférence du consensus » qu’il compte organiser sous sa propre supervision. La nouveauté réside dans le fait que le pouvoir en place est invité à y participer. Le but assigné à la conférence du consensus est d’organiser une période de transition « inspirée des modèles internationaux de consensus» expérimentés (notamment en Espagne et en Amérique du sud) à l’issue de laquelle le pouvoir actuel est sommé de faire ses valises et transmettre le témoin selon un agenda négocié et ce, « sans manifestation de rue, ni violence ». Il est à noter que le FFS reconnait que les modèles de consensus ayant été mis en œuvre ici et là ont été l’émanation des pouvoirs en place soulignant que l’originalité de sa démarche tient en ceci que c’est un parti politique qui en est l’initiateur.
Comme il fallait s’y attendre les principaux animateurs de la coordination, soit le Mouvement de la société pour la paix (MSP), le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), le parti Jil Djadid et l’ancien chef de gouvernement Ahmed Benbitour) tombent des nues et crient au complot. Cette initiative a été jugée à juste titre comme une option concurrente au sommet de Zeralda. Il n’empêche, le doyen des partis d’opposition invoque une recommandation de son dernier congrès qui serait antérieure à la création de la CNTLD. Le laïc Mohcine Belabbas, président du RCD insiste sur la non clarté du projet du FFS et l’accuse de vouloir torpiller l’action entamée par la CNTLD. L’islamiste Abderrezak Makri, président du MSP, quant à lui, fulmine en soulignant que « le problème ne réside pas dans l’opposition, c’est du côté du pouvoir que le FFS devrait voir ». Et de s’interroger sur « l’identité » de la partie du pouvoir que la formation d’Aït Ahmed compte ramener à la table de négociation. Makri ne cache pas son inquiétude de voir le FFS louper le « pouvoir réel ».
Mais la critique la plus fondée a été avancée par Abdelaziz Rahabi, ancien ministre de la communication qui reproche au FFS d’organiser un événement qui aurait dû échoir au pouvoir.
Toujours est-il qu’on a assisté alors à quelque chose d’insolite : pour emporter l’adhésion du plus grand nombre, le FFS connu pour son aversion à l’égard des faux partis et de la fausse opposition qu’il n’a eu de cesse de dénoncer, s’est livré cette fois-ci à un exercice dont il est peu coutumier, en allant taper à la porte ( mises à part quelques organisations de la société civile, formations politiques et syndicales et personnalités d’importance) d’une noria de partis-éprouvettes proches du DRS et du parti de l’administration, le Front de libération nationale (FLN), qui ont tous paradoxalement fait bon accueil à son initiative. Tout porte donc à croire que le DRS et la présidence de la République n’ont pas l’intention de s’opposer à la tenue de la conférence en question.
Différence entre la CNTLD et la conférence du consensus
Il saute aux yeux que les deux approches proposées pour résorber la crise algérienne présentent des différences tant au niveau du fond que de la forme. Au niveau du fond, la CNTLD dénie tout rôle à l’armée pour mener la transition tandis que la conférence à laquelle appelle le FFS est une « feuille vierge qu’il faudrait remplir » autrement dit, la feuille de route qui sortirait de la conférence est à noircir avec l’ensemble des participants, y compris le gouvernement. Au niveau de la forme, la CNTLD n’a pas jugé utile d’associer le pouvoir aux discussions, se contentant uniquement de réunir l’opposition. C’est tout le contraire de ce que prône le parti d’Aït Ahmed qui insiste sur la nécessité d’impliquer l’Exécutif.
Pour conclure
Tout compte fait, les arguments présentés par la CNTLD pour disqualifier la conférence du consensus paraissent fondées qu’en partie. Certes l’initiative du FFS est trop risquée, – ce que ses détracteurs certainement ne sont pas sans ignorer, mais tout de même elle reste intéressante à plus d’un titre. Au vu de la tournure qu’ont pris les événements, il est presque assuré que la conférence du consensus aura lieu, même si on peut s’attendre peut-être à quelques absences qui ne devraient pas peser beaucoup. On peut s’interroger en revanche sur la marge de manœuvre de l’opposition, qui plus est, elle est appelée à négocier avec le DRS par fausse classe politique interposée. Au cas où les exigences de démocratisation qui y seront immanquablement exprimées, paraîtraient aux yeux des décideurs impossibles à satisfaire, ces derniers auront alors la partie facile pour provoquer les défections nécessaires à l’effet de saborder la conférence. Car dans tout ce qui va se jouer, l’un des principaux protagonistes, le pouvoir en l’occurrence, n’a fait jusque là montre d’aucune volonté politique allant dans le sens d’une véritable ouverture politique. Toute prédiction étant difficile à faire, le mieux est de laisser l’expérience se produire…