[Par Adi MAZEN]
Publié dans Orientxxi.info, le 18 février 2015
Quatre ans après le soulèvement populaire syrien, l’opposition s’est recomposée en profondeur du fait de dynamiques contradictoires. La situation s’est encore compliquée à partir du moment où la révolution s’est muée en « crise », en « question syrienne », avec des dimensions régionales et internationales. La Syrie est alors devenue la scène où se jouent des conflits ouverts à toutes les possibilités.
L’opposition syrienne au régime de Hafez Al-Assad s’est forgée dès les années 1970, avec des forces politiques panarabes ou socialistes qui ont joué un rôle dans la vie politique et l’institution militaire. Une partie de ces forces qui avaient soutenu le coup d’État perpétré par Hafez Al-Assad contre son propre parti — le parti Baas arabe socialiste (1)— se sont désengagées, dénonçant la formule qui avait fait jusque-là consensus dans l’appareil politique, celle du Front national progressiste. Dès 1976, date de l’implication syrienne directe dans la crise libanaise, l’opposition a alors cherché à monter une coalition opposée à la politique d’Assad.
Cette nouvelle coalition entendait conduire une stratégie de transition pacifique vers la démocratie, consignée dans le pacte fondateur du Rassemblement national démocratique en 1979 qui regroupait plusieurs partis : le parti de l’Union socialiste arabe démocratique, le Parti communiste syrien (2) — devenu en 2005 le parti du Peuple démocratique syrien —, le Parti révolutionnaire des travailleurs, le Mouvement des socialistes arabes et le parti Baas démocratique. Le Rassemblement national démocratique est resté le pôle le plus important dans l’opposition politique jusqu’à la fin de l’époque de Hafez Al-Assad, en dépit de la répression de centaines de ses militants.
Cette répression a touché de nombreux autres groupes, dont certains ont des référents idéologiques nationalistes panarabes ou socialistes, comme c’est le cas du parti Baas favorable au commandement du Baas irakien ou du Parti communiste. D’autres partageaient des référents islamistes, en particulier les Frères musulmans, qui se sont opposés à la Constitution permanente de 1973 avant de recourir à la violence sous la direction de son aile armée, l’Avant-garde combattante.
La montée de l’opposition a été provoquée par la répression croissante du régime qui multipliait les lois prohibitives et mettait en œuvre des politiques de discrimination, d’appauvrissement massif et de corruption. Il entendait ainsi accaparer le champ politique et en exclure la société toute entière, construisant un système qui n’a rien à envier à d’autres régimes totalitaires dans le monde. Les évènements survenus entre 1979 et 1982 en Syrie, en particulier à Hama où plusieurs milliers de personnes ont été massacrées préfigurent la répression à grande échelle menée par Bachar Al-Assad depuis mars 2011.
La Déclaration de Damas
En 2005, l’activité de l’opposition a culminé avec la formation d’une large coalition de forces de gauche, libérales, islamistes et nationalistes, dont des partis kurdes et syriaques (3). Ces forces ont souscrit à la déclaration de principe du changement démocratique en Syrie, plus connue sous le nom de « Déclaration de Damas ». Celle-ci a réuni sa première assemblée générale (Conseil national) à la fin de 2007 et suscité un large consensus politique sur l’avenir de la Syrie. Ce consensus s’est appuyé sur l’opposition qui remonte à l’époque de Hafez Al-Assad, mais également sur les forces nouvelles apparues lors de la création de divers forums, pendant la courte période d’ouverture — le « Printemps de Damas » — qui avait marqué les premiers mois du pouvoir de Bachar Al-Assad inauguré en juin 2000. De nouvelles forces avaient alors commencé à voir le jour, favorisées par l’activisme de l’élite culturelle. De nouveaux groupes avaient aussi émergé, professant des idées libérales (4) ou islamiques démocratiques, sans compter le soutien des Frères musulmans.
Un terme qui n’embrasse plus le réel révolutionnaire
Après la révolution, le terme d’« opposition » ne permet plus d’identifier ni de comprendre les forces et mouvements qui participent à la révolution. Les cartes de ces forces et mouvements ont été rebattues, du fait de l’imbrication de l’action politique avec des activités d’autres natures civiles, médiatiques et militaires. On convient aujourd’hui de désigner par « opposition politique » les entités qui adoptent tout ou une partie des revendications de la révolution. Cette appellation s’étend aux forces dont le leadership est établi à l’extérieur du pays et dont les mots d’ordre sont le renversement du régime et la mise en place d’un système politique pluraliste. C’est le cas de la Coalition nationale de l’opposition et des forces de la révolution, du Conseil national syrien, du Bloc national unifié ou encore du Forum de l’appel national (ex-Tribune démocratique).
L’opposition comprend également des forces dont le leadership est resté à l’intérieur du pays, sous la surveillance et le contrôle du régime, avec des programmes de réforme comme ceux du Comité de coordination nationale et de changement démocratique, ou encore ceux du Courant de la construction de l’État. Issues des comités de coordination et des conseils locaux, des entités révolutionnaires se sont constituées, qui mènent tout à la fois une action politique, des activités civiles et, parfois, des opérations militaires. Certaines brigades locales, qui avaient dans un premier temps combattu sous les couleurs de l’Armée syrienne libre (ASL), se sont finalement ralliées à d’autres bannières en raison du tarissement des ressources de l’ASL.
D’autres unités ont disparu ou ont fusionné. De nouvelles configurations sont apparues, pour tenter de tirer les leçons de l’expérience et des échecs de la Coalition nationale et du Conseil national syrien. Certaines ont proposé la création et l’institutionnalisation d’un Mouvement de salut national, destiné à unifier les forces de la révolution. D’autres ont prôné la fondation de nouveaux partis, comme le Parti laïque de la République ou le parti islamique Waad (« Promesse »).
La crise et les défis à l’oeuvre
La carte politique des partis politiques syriens a subi de grands bouleversements. Un tri s’est opéré au sein des forces politiques traditionnelles, avec pour marqueur la révolution, y compris au sein du Front progressiste qui réunit les partis alliés au régime. De nombreux militants de base, affiliés au parti Baas ou au Parti communiste, s’en sont détachés pour rejoindre la révolution. C’est également le cas dans la fonction publique et l’institution militaire. Par ailleurs, la plupart des partis politiques qui avaient soutenu la révolution ont subi les conséquences de la situation révolutionnaire sur le terrain. Au fil des mois, des polarisations internes se sont opérées, et ce pour deux raisons : du fait de l’incapacité des structures des partis politiques à s’adapter à la réalité du terrain d’une part, et de l’autre à cause du regard critique porté par les cadres et les bases de ces partis sur les positions, les modes d’action et les alliances de leurs dirigeants.
Les Frères musulmans ont saisi l’occasion pour se réorganiser de l’intérieur de la Syrie et rétablir la communication avec les masses populaires durant les longues années de la répression. Le mouvement a mis à profit son réseau de contacts internationaux et régionaux pour renforcer son influence au sein des institutions du Conseil national et de la Coalition, après avoir accepté, en théorie, le principe du changement démocratique et celui d’un État « civil ».
Enfin, les pertes considérables au sein de la population civile ont contribué à la montée des courants salafistes. Face à l’inertie de la communauté internationale et à son incapacité à proposer des solutions sérieuses à la crise syrienne, ils ont cherché et trouvé des soutiens auprès des pays du Golfe.
Militarisation et Djihad
La base du soulèvement en Syrie en mars 2011 contre le régime était constituée d’une part par les catégories les plus marginalisées de la population, et d’autre part par la jeunesse moderniste. Ce mouvement est resté pacifique pendant plus de six mois avant de se militariser sous la pression des événements. Au fur et à mesure que se multipliaient les massacres à caractère confessionnel perpétrés par le régime (Houla, Karm el-Zeitoun, etc.) et que celui-ci remettait en liberté des centaines de djihadistes enrôlés par le passé pour combattre en Irak tandis que l’ex-premier ministre irakien Nouri Al-Maliki faisait de même de son côté en libérant des centaines de prisonniers membres d’Al-Qaida, les islamistes trouvaient en Syrie un terrain propice à leur radicalisation. Ils rejoignaient des organisations djihadistes telles que le Front Al-Nosra ou l’organisation de l’État islamique (OEI). Tout cela se déroulait au vu et au su du monde extérieur, quand ce n’est pas avec l’encouragement de certains services de renseignements internationaux.
Mesures arbitraires, arrestations massives et systématiques de citoyens syriens pour des périodes plus ou moins prolongées sur l’ensemble du territoire national ; tortures et exécutions sommaires ont contribué à la perte de repères civils et démocratiques parmi les jeunes dont le rôle avait été essentiel dans le déclenchement de la révolte. De même, la multiplication des massacres à l’encontre de civils, les bombardements des quartiers d’habitation et des infrastructures ont entraîné des changements profonds dans la démographie et modifié les bases sociales des groupes d’insurgés.
En résumé, les recompositions de l’opposition se sont opérées dans un contexte marqué par l’internationalisation progressive de la question syrienne, par l’inertie de la communauté internationale et son incapacité à protéger la population civile et par les interférences régionales qui ont limité son autonomie de décision. L’analyse proposée fait état d’un éclatement des forces, d’un dysfonctionnement des institutions et d’une persistance des problèmes endémiques qui résument l’expérience des années précédentes. Elle met en lumière les problèmes de liens entre l’extérieur et l’intérieur et l’incapacité à répondre aux attentes minimales des groupes d’activistes, faisant perdre à la révolution beaucoup de sa crédibilité. Enfin, elle révèle une crise générationnelle liée à l’indigence politique qui a marqué la société syrienne pendant des décennies.
(1 NDT). Le parti Baas nationaliste arabe est fondé en Syrie en 1947 et devient progressivement le parti Baas arabe nationaliste socialiste avec pour ambition de s’étendre à toute la région du Levant. En 1963, il prend le pouvoir en Syrie. Des dissensions profondes le clivent en deux composantes : la branche syrienne et la branche irakienne qui, fondée en 1952, prendra le pouvoir en Irak en 1968. On parlera alors de « parti Baas arabe nationaliste socialiste syrien »/ ou« irakien ».
(2 NDT). Le Parti communiste (PCS), fondé en 1930, est l’un des plus anciens partis politiques de Syrie. Dès 1970, des divergences apparaissent quant au soutien à apporter à Hafez Al-Assad dans son coup d’État. Lorsque son secrétaire général Khaled Bagdach engage le PCS dans le Front national progressiste que domine la parti Baas en 1972, les membres du bureau politique font sécession sous la conduite de Riyad Turk. Son groupe est interdit, ses cadres sont arrêtés ou placés sous surveillance étroite. Il devient en 2005 le parti du Peuple démocratique.
(3 NDT). Les Syriaques sont l’une des communautés ethniques les plus anciennement installées dans la région, avec les Assyriens et les Chaldéens, et dérivée de la civilisation araméenne. Ce sont des communautés qui se sont christianisées dès le premier siècle. Elles parlent le syriaque, une des langues araméennes, et leur présence initiale s’étend en Syrie, Irak, Turquie et Iran. En 2005, le Parti syriaque syrien est fondé pour défendre les intérêts de la minorité syriaque en Syrie.
(4 NDT). Dans le contexte, il faut comprendre « libéral » au sens anglo-saxon d’ouverture idéologique et de sécularité.