[Par Bernadette COLSON | Photos de Lisa Viola ROSSI]
Le jeudi, c’est jour de la tenue professionnelle au lycée Charles de Gaulle du 20ème arrondissement à Paris. Ce jour-là: pas de casquette à l’envers, de jeans délavés et de baskets colorés, mais un habit sombre, sobre et chic pour tous les lycéens qui préparent un bac-pro en gestion et administration dans cet établissement. Et pourtant… Observant les élèves de seconde qui ont voulu la rencontrer, les premiers mots de Gulasal Kamolova, journaliste « renvoyée spéciale » de la Maison des journalistes, seront ceux-là : « Si vous étiez en Ouzbékistan, vos parents seraient tout de suite convoqués parce que vous ne portez pas votre uniforme ! ». Le ton de cette rencontre est donné, entre liberté de paroles, spontanéité des échanges et gravité des propos. Pendant deux heures, la journaliste ouzbèke tiendra en respect son auditoire par la force de son témoignage. Au grand étonnement des professeurs Haïfa Pin et Nicole Wolff, organisatrices de cette réunion, et d’élèves eux-mêmes qui avouent que souvent, le dernier quart d’heure de l’heure de cours est plutôt chahuté.
Au cours de cet après-midi pluvieux, au gré des questions des jeunes qui émailleront sa présentation, c’est à un voyage déroutant, parfois cocasse et souvent terrifiant auquel nous convie Gulasal.
Les images défilent: celles de jeunes enfants, courbés dans les champs pour ramasser le coton. Tout le mois de septembre, les écoliers comme les étudiants sont contraints à la cueillette pour fournir une récolte quotidienne dont le poids est fixé en fonction de l’âge. « Oui, moi aussi je l’ai fait, de 6 heures du matin à 6 heures du soir, explique Gulasal en se pliant en deux pour montrer la pénibilité de la tâche. Et quand on n’atteint pas notre quota, la famille paie, oui mes parents ont dû parfois payer pour moi ». Et puis cette photo qui montre la mascarade d’un champ où le coton a été recollé sur les tiges avant la visite d’un ministre venu assister à la récolte. Le grotesque de cette situation sensée nous faire sourire n’a pourtant d’égal que la cruauté du travail forcé des enfants.
En Ouzbékistan, ancienne république soviétique, le même président est à la tête du régime depuis l’indépendance du pays en 1991, Islam Karimov, 78 ans, réélu pour la quatrième fois le 29 mars 2015 avec 90,39% des voix sans prendre la peine de modifier la Constitution qui limite à deux mandats la fonction présidentielle.
« Vous avez le droit de vote ? » interroge un lycéen. « Oui » répond Gulasal qui explique au jeune français qu’il ne peut pas y avoir une vraie compétition électorale ni de débats démocratiques dans son pays. Si quatre partis qui regroupent les différentes composantes de la société ouzbèke sont autorisés, les partis d’opposition qui pourraient présenter un autre projet politique sont interdits, leurs dirigeants sont en exil ou en prison. Il n’y a pas de liberté d’opinion ni de liberté d’expression, et sur la carte de Reporters sans frontières représentant la liberté de la presse dans le monde, l’Ouzbékistan est une tache noire.
C’est un régime cruel qui n’hésite pas à faire tirer à la mitraillette sur des centaines de manifestants pacifiques comme le 13 mai 2005 à Andijan. C’est un régime dangereux pour tous ceux qui osent mener de vraies enquêtes sur les problèmes sociaux, la corruption ou la catastrophe écologique de la mer d’Aral car, en cas d’arrestation, le recours à la torture est systématique pour extorquer des aveux de faits extrémistes, terroristes voir de trafic de drogue.
D’autres photos se succèdent, celles de prisonniers émaciés qui donnent l’impression de s’évanouir derrière les barreaux de leur geôle, comme Muhammad Bekjan en passe de devenir le plus ancien journaliste emprisonné au monde. Elles sont d’autant plus impressionnantes qu’elles suivent celles des filles « glamour » du président, notamment l’aînée qui est soupçonnée d’avoir bâti une fortune sur des pots de vin réclamés à des firmes contre leur entrée sur le marché ouzbèke.
Gulasal pour qui « la passion de la vérité » est au cœur de sa vocation de journaliste est arrivée à Paris en juin dernier. Une jeune lycéenne lui demande si sa famille a subi des pressions parce qu’elle est journaliste. « Quand j’étais correspondante à Moscou, on a envoyé une lettre à mon père lui disant que je me prostituais et qu’il devait me faire revenir. Il a fait une crise cardiaque et il est mort quelques mois plus tard » raconte-t-elle. Touchée, la salle de classe soudain fait silence, comme si le danger qui la menaçait s’était invité dans le lycée. Pourtant il n’y a pas un jour où Gulasal n’ait envie de rentrer dans son pays, de rejoindre la poignée de journalistes indépendants qui restent là-bas et de retrouver les gens qu’elle aime.
Les dernières photos qu’elle nous fera voir sont celles de la splendeur de son pays, région d’Asie centrale avec ses vestiges qui ont plus de 2000 ans sur la route de la Soie entre l’Orient et l’Occident.