[Par Elyse NGABIRE]
La Maison des journalistes a eu l’honneur d’accueillir ce jeudi, 31 mars, l’exposition Histoires sans fin présentée par l’organisation People In Need, un centre tchèque pour les Droits de l’homme et la Démocratie. Douze visages emblématiques de la violence et de l’impunité du régime tchétchène ont été présentés au public.
Natalia Estemirova, Zarema Gaysanova, Abdul-Yezit Askhabov, Said-Saleh Ibragimov, Suleiman Edigov, Umar Islailov, Ruslan Kutayev, Omar Valibagandov, Ramazan Umarov, Sapiyat Magomedova, Magomed Yevloyev et Abubakar Tsechoev. Tels sont les douze visages, parmi toute une multitude de citoyens tchétchènes, victimes de la violence, torture, enlèvement, disparition, assassinats.
Ce qui se passe dans cette partie de la Caucase Nord inquiète. Pourtant, le monde en parle peu ou presque pas. En France par exemple, explique Olga Belskaya, représentante de People In Need, c’est une première.
Heureuse d’accueillir cette exposition, Darline Cothière, directrice de la Maison des journalistes indique que cet évènement fait écho à l’histoire des journalistes que la structure, unique au monde, accueille : des journalistes exilés qui ont dû quitter leurs pays, victimes de la violence, de la répression dans leurs pays.
Mme Cothière se réjouit que la plupart des journalistes que la maison héberge aient pu échapper à leurs bourreaux. Et d’annoncer au public que cette exposition est un début de partenariat entre l’organisation People In Need et la Maison des journalistes.
« Je suis très heureuse d’ouvrir cette exposition. – a dit Olga Belskaya – En France, c’est pour la première fois. Cette exposition a été réalisée par l’organisation People In Need avec la collaboration des collègues du Centre mémorial russe avec le soutien financier de l’Union Européenne.»
Selon Olga Belskaya, « aucune autre région du continent européen n’a autant souffert au cours des 20 dernières années que le Caucase du Nord : deux guerres dévastatrices, le terrorisme, la violence, l’injustice, sont à ce jour omniprésents.»
People In Need, fait-elle savoir, a été la première organisation à apporter de l’aide humanitaire en Tchétchénie depuis la première guerre : « Durant plusieurs années, notre organisation était basée en Tchétchénie et était très active dans le soutien des personnes. » Toutefois, en 2005, People In Need est chassée de la Tchétchénie. Et dès lors, elle travaille avec des journalistes et des organisations de défenses des droits de l’homme locaux : « Dans un pays secoué par la violence, l’impunité, la recherche de la vérité et de la justice s’impose. »
Elle regrette néanmoins qu’elle n’ait pas pu faire venir quelqu’un de Tchétchénie pour témoigner comme prévu initialement : « Ces derniers jours, les conditions sécuritaires se sont empirées qu’il est très risquant voire dangereux pour une personne de témoigner en France comme ailleurs sur ce qui se passe là-bas. »
Un peuple sans défense face à une violence inouïe
A défaut d’un citoyen tchétchène, People In Need a pensé à Manon Loizeau pour témoigner, puisqu’elle a déjà produit un film sur la Tchétchénie.
Et quelle coïncidence ! Parmi les douze personnalités faisant l’objet de l’exposition, celui de Ruslan Kutayev, un des héros de son film documentaire. « C’était quelqu’un de très respecté, un ancien ministre, précise Mme Loizeau. »
Pour illustrer le degré de la violence à Tchétchénie, Manon Loizeau raconte l’histoire en quelques mots de son héros et les conditions de son arrestation.« Il a animé une conférence de presse avec une vingtaine de personnes notamment des avocats en la mémoire de la déportation du peuple tchétchène par Staline. Or, le gouvernement ne l’entendait pas de cette oreille : pas de mémoire, pas de commémoration. »
En effet, quelques jours après, Ruslan Kutayev a été arrêté ainsi que des personnes âgées qui y avaient participé. Elles ont été passées à tabac, convoquées. M. Kutayev s’est enfui mais il sera attrapé puis condamné à cinq ans de prison. Deux accusations seront portées contre lui : refus d’obtempérer et mémoire interdite.
Selon Mme Loizeau, des avocats russes plus ou moins indépendants se saisiront de son dossier et le défendront. Et on peut voir dans son film cette partie du procès.
Elle se dit fière du travail accompli par le Comité contre la torture à l’époque de la production de son film : « Toutes les trois semaines, ces avocats se relayaient. Comme ils sont russes, ils allaient défendre les cas de torture en Tchétchénie et c’était vraiment incroyable. Ce qui n’était pas le cas chez les avocats tchétchènes. »
Toutefois, son espoir ne fait que se dissimuler du jour au lendemain. Depuis peu, dit-elle, il s’observe une violence, du jamais vu : il y a six mois, les bureaux du comité contre la torture ont été saccagés, incendiés par une foule chauffée à blanc ; il y a deux semaines, un bus qui conduisait des journalistes et des gens du Comité contre la torture est tombé dans une embuscade d’une vingtaine d’hommes armés de matraque. Selon toujours Mme Loizeau, ces derniers ont fait descendre tout le monde, ils les ont passés à tabac : bras cassés, jambes cassées, etc. Ils ont saccagé le bus et mis à feu. Après, c’est le directeur du Comité contre la torture qui se fera attaqué en pleine rue.
Les tchétchènes, s’insurge-t-elle, restent sans défense : « Il y a une semaine, je me suis entretenue avec quelques personnalités du Comité, ils ne voient pas comment ils vont continuer à travailler. »
Elle assiste aujourd’hui à des gens qui ont plus peur qu’avant les dix ans de guerre. D’après eux, rapporte-t-elle, à l’époque, ils se battaient contre l’armée mais aujourd’hui ils s’entretuent : « Il n’y a rien de pire pour un peuple que de se rentrer dedans. »
Des dénonciations familiales, souligne Mme Loizeau, occasionnent la terreur. De l’extérieur de la ville, avertit-elle, l’on se croirait à Dubai et les gens se promènent en souriant. Pourtant, ils n’osent pas aborder les vrais problèmes politiques. Et de s’étonner que le monde ne prête pas attention à cette situation pourtant catastrophique.
L’autre témoignage sera d’Olga Kravets, journaliste, réalisatrice et photographe indépendante. Elle a travaillé pendant 11 ans sur la Tchétchénie également et en 2014, elle a sorti un documentaire qui s’intitule « Grozny : Nine cities », disponible sur Polka.
L’exposition Histoires sans fin est ouvert au public jusqu’au 29 avril 2016, du lundi au vendredi, de 10h à 13h et de 14 à 18h, à la Maison des journalistes, 35 rue Cauchy, 75015 Paris.