[Par Jacobo MACHOVER]
Guillermo Fariñas, récompensé en 2010 par le prix Sakharov pour les droits de l’homme décerné par le Parlement européen, est l’un des dissidents cubains les plus déterminés à mettre fin au régime des frères Castro, au pouvoir depuis bien plus d’un demi-siècle.
Il a effectué vingt-cinq grèves de la faim pour appuyer ses revendications, afin de rétablir la démocratie dans le pays. En 2010, il avait réussi à obtenir, par son action résolue, la libération de près d’une centaine de prisonniers politiques. Récemment, il a exigé l’arrêt de la répression contre les opposants et contre les travailleurs indépendants soumis à un harcèlement constant par les autorités. Cette tentative a failli lui coûter la vie. Il a dû arrêter son jeûne après plus de cinquante jours sans voir ses demandes satisfaites. Cependant, il a obtenu le droit de défendre sa position, qui est aussi celle de la plupart des dissidents et des exilés, devant les instances européennes, à savoir que l’UE ne doit pas supprimer la « position commune », en vigueur depuis 1996, qui conditionne le rétablissement des aides communautaires à des avancées réelles du gouvernement cubain en matière de respect des droits de l’homme et de progrès dans les libertés démocratiques. C’est aussi une manière pour lui de dénoncer la complaisance de la communauté internationale vis-à-vis du castrisme, depuis le rapprochement, à partir de décembre 2014, entre Cuba et les États-Unis, qui n’a pas apporté la moindre ouverture politique au peuple cubain. Celui-ci continue à tenter d’émigrer massivement pour échapper à la dictature.
Ancien militaire, Guillermo Fariñas (surnommé « el Coco » par ses amis) a étudié la psychologie. Il a exercé sa profession dans différentes institutions hospitalières. Il a été emprisonné de longues années pour ses activités dissidentes. Auteur de nombreux articles publiés essentiellement en dehors de Cuba, il a écrit un ouvrage intitulé Radiografía de los miedos en Cuba (« Radiographie des peurs à Cuba »), édité à Madrid en 2010. Parmi ces peurs, qui touchent pour la plupart la population cubaine, il en est une, cependant, qui affecte le sommet du pouvoir, en l’occurrence Raúl Castro, depuis que son frère lui a délégué le commandement suprême en juillet 2006. C’est cet effroi que dissèque ici Guillermo Fariñas.
Les effrois du frère cadet
Guillermo Fariñas
Extrait de « Radiographie des peurs à Cuba »
Traduit de l’espagnol (Cuba) par Jacobo Machover
« L’image permanente que le peuple cubain a de Raúl Castro provient d’une anecdote devenue une légende populaire. Les frères Beatón, qui avaient acquis un grand prestige comme guérilleros en lutte contre la dictature de Batista, se soulevèrent plus tard à nouveau contre la fratrie constituée par Fidel et Raúl Castro. Fidel envoya son frère écraser la rébellion de la famille Beatón dans la Sierra Maestra. Pour neutraliser les rebelles, Raúl fit fusiller publiquement plusieurs dizaines de leurs partisans. La presse qui, à cette époque-là, n’était pas encore muselée, provoqua l’émoi de l’opinion publique par sa description des faits.
Voyant cela, Fidel envoya un message à son frère : « S’il te plaît, Raúl, retiens-toi, ne fais pas fusiller publiquement les gens, cela nous fait du tort, personne n’aime qu’on verse ainsi le sang. » Le cadet des Castro lui répondit, avec une bonne dose de cynisme, de cruauté et d’impertinence : « Ne t’inquiète pas, Fidel, je vais les pendre, pour que personne ne puisse plus nous reprocher de verser une seule goutte de sang. »
Lorsque Fidel Castro tomba subitement malade, en juillet 2006, la vérité manifeste, qu’aucune rhétorique ne peut plus occulter, fut dévoilée : ce qu’on appelle la révolution cubaine est, avant tout, une révolution népotiste. Ce ne sont pas les mérites réels de ses partisans qui prévalent, mais l’adhésion aveugle, vénale et sans limites de ceux qui composent le cercle d’adulateurs le plus proche du clan familial des frères Castro.
Suite à l’insolite « Proclamation au peuple de Cuba », destinée à organiser la succession de Fidel, nous, les Cubains, sommes demeurés entre les mains d’un Castro, Raúl, le frère cadet toujours inconditionnel, le ministre qui occupa le plus longtemps le même poste. Depuis 1959, en effet, il dirige les troupes stratégiques qui constituent son fief personnel, les Forces armées révolutionnaires, au sein du ministère du même nom, le MINFAR, en abrégé.
Ce fut un poste inamovible. Même lorsqu’il essuya un échec retentissant avec le « premier nettoyage de l’Escambray », l’offensive gouvernementale menée contre les guérilleros anticastristes qui s’étaient soulevés dans ce massif montagneux au début des années soixante, il ne perdit pas son fauteuil de ministre. Plus tard, en 1968, eut lieu le procès dit de la « micro-fraction », dont les accusés étaient pour la plupart des officiers du ministère des Forces armées révolutionnaires. Ce fut le ministère de l’Intérieur qui dut prendre le contrôle, de fait, de l’armée régulière. Tous les principaux responsables de celle-ci furent limogés, à l’exception de celui que l’on surnomme le « Chinois », Raúl Castro.
Mais le pire était encore à venir au cours de la terrible année 1989. Prenant les devants de quelques mois face à la chute, qu’ils pressentaient imminente, des gouvernements socialistes d’Europe de l’Est, les deux frères firent juger et condamner, comme dans un cirque romain, le vainqueur de la guerre de l’Ogaden, en Somalie, aux côtés de l’Éthiopie de Mengistu : le général Arnaldo Ochoa.
Tout cela pourrait faire penser que la figure de Raúl Castro est devenue politiquement intouchable. Il s’agit en fait de perpétuer l’équilibre de la dynamique de contrôle par la peur qu’exercent les innombrables organes militaires et paramilitaires qui font partie de ce système qu’on nomme « le castrisme ».
Cependant, l’un des deux hommes qui sont les seuls à exercer leur commandement sur le pays, usant et abusant de toutes les peurs -le seul Général d’Armée existant à Cuba-, Raúl Castro, a peur lui aussi. Peur de ne pas être aussi subtil et prudent que son frère aîné pour détecter les dissidents en puissance, avant qu’ils ne fendent l’armure, pour prendre les devants et les placer sous une stricte surveillance.
Bien qu’il ait à ses côtés l’ensemble de l’appareil de la terreur créé par Fidel, Raúl est toujours paralysé par la peur. Il n’a jamais été que le second dans la chaîne de commandement et il craint que les gens ne veuillent pas être ses subordonnés, par mépris envers ses faibles talents oratoires. Il n’a jamais réussi à acquérir les méthodes d’exaltation et de culte de la personnalité dont a été capable son frère aîné.
Il est aussi hanté par la peur que les généraux qu’il a obligés à se salir les mains devant l’ensemble du peuple cubain qui a dû voir le procès à la télévision, en faisant fusiller le général Arnaldo Ochoa, ne réalisent un coup d’État contre lui, car ce serait lui la principale figure à exécuter. Devant un tribunal international, il pourrait être accusé de génocide pour son action contre les guérilleros anticastristes de l’Escambray.
Il pourrait également être condamné pour crimes contre l’humanité du fait des massacres commis par ses hommes contre des villages, des tribus, des ethnies entières en Angola, au Congo ex-belge, en Guinée-Bissau, en Éthiopie, au Mozambique, en Namibie ou au Nicaragua. Fidel étant désormais absent physiquement, l’ancien ministre des Forces armées révolutionnaires est devenu de facto la figure la plus importante, à laquelle il revient d’exiger des comptes pour les exactions perpétrées par la révolution cubaine.
Bien qu’il essaye de montrer un visage affable face au monde qui l’observe, Raúl n’a pas abandonné ses pratiques récurrentes, visant à considérer les habitants de l’île comme des pions à maintenir sous sa domination, car il est toujours envahi par les effrois provoqués par sa condition de frère cadet. »