Zakaria Abdelkafi : « Un photographe n’a besoin que d’un seul œil »

[Propos recueillis par Hicham MANSOURI et Camille PEYSSARD-MIQUEAU]

Trois femmes de dos traversent une rue où personne, mis à part un homme et son vélo, n’est visible. Face à elles, les gravats s’amoncellent. Notre regard remonte vers là où semblent se diriger leurs yeux. C’est ici que la sidération nous frappe : trois bus aux couleurs criardes se dressent, à la verticale, vers le ciel. Sorte de barricade surréaliste qui mure tout l’horizon. Cliché d’un instant, d’une rue d’Alep, symbole de la guerre sans fin qui fait rage en Syrie depuis maintenant six longues années. Zakaria Abdelkafi, photographe syrien, correspondant de l’AFP à Alep de 2013 à 2015, signe ce portrait d’hommes et de femmes pris au piège d’Alep et de son chaos. 

Rue d’Alep, 2015 @Zakaria ABDELKAFI

Une trentaine de photographies sont présentées au public parisien au sein de son exposition « Je suis de là bas… Je suis d’Alep… », à la Mairie du XXème arrondissement, du 6 au 29 mars 2017. L’occasion de s’entretenir avec lui sur le rôle du photographe de presse en tant de guerre, son parcours personnel et sa vision du conflit qui détruit la ville de son enfance.

Zakaria ABDELKAFI ©Zakaria ABDELKAFI

Comment tu te définis? Comme un photographe de guerre ?

D’abord comme photographe de presse qui informe les gens sur ce qui se passe dans leurs régions. Ensuite comme photographe de guerre, car j’aime tout ce qui est action. J’aime couvrir les conflits et les combats. A Paris, où je vis depuis une année, je continue à couvrir les manifestations, les grèves des français, syriens et toutes les autres communautés.

Pourquoi as-tu décidé de monter cette exposition ?

Je voulais faire quelque chose pour montrer aux gens ce qui se passe réellement en Syrie. C’est une injustice et un crime aussi bien de la part du régime que des islamistes. J’ai beaucoup travaillé sur ce sujet pour montrer de manière simple ce que vit le peuple syrien avec la révolution, la guerre et le silence de la communauté internationale. On ment au peuple Syrien. C’est pourquoi je m’adresse aux peuples. Je suis à la fois content et triste pour cette exposition : content de montrer la réalité et triste car je vois mon pays détruit. On voit les décombres et les martyres dans mes photos. On me demande souvent quelle est mon cliché favori et j’ai toujours répondu « aucun », car c’est une vie difficile et douloureuse que j’y montre. Mais je vais continuer à exposer ces photos à Lyon et dans d’autres villes françaises et européennes.

Dans le chaos de la guerre, le Bien et le Mal, si tentés qu’ils existent, se confondent souvent. Tes photos suivent majoritairement l’Armée Syrienne Libre, des combattants parfois coupables de crimes. Comment as-tu exploré le concept d’autocensure face à de telles situations ?

Avant la révolution tu ne pouvais pas travailler dans le journalisme sauf si tu plaisais déjà au régime et à ses médias. Ils ne te laissent pas créer un journal ou publier des informations en ligne. C’est pourquoi j’ai commencé par couvrir des événements sportifs comme des matchs de football. Après la révolution, je me suis senti libre de transmettre la vérité et la réalité. Quand une personne se trompe une seule fois, ça ne sert à rien d’en parler. C’est des erreurs individuelles et isolées. Mais quand l’erreur se reproduit, on transmet l’information. Mais personne ne m’interdit de faire mon travail sauf l’Etat Islamique, Le Front Al-Nnosra, le régime et le PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan]. L’Armée Syrienne Libre (ASL) et les conseils des villes ne m’ont jamais censuré.

La dangerosité du terrain sur lequel tu as exercé à Alep a, de fait, influencé le cadre, la prise de vue et l’esthétique de tes images. Selon toi, la neutralité et l’objectivité des images peuvent ou même doivent-elles exister ?

En tant que syrien, pour sauvegarder la Syrie, je crois qu’il faut une révolution pour faire chuter le régime et la dictature. Dans cette perspective, la seule  »neutralité » qui peut exister c’est la liberté de la presse et d’expression.

A Alep, tu étais à la fois observateur derrière ton appareil mais aussi immergé dans un conflit où les gens qui t’entourent pouvaient être blessés, portés disparus ou tués, où la ville que tu as toujours connu est détruite jour après jour. Comment as-tu réussi à poursuivre ta pratique journalistique dans un tel contexte?

Quand tu couvres les affrontements dans des zones de conflits, tu peux être tué à tout moment. Le régime peut te cibler. C’est un risque continu. Même quand tu termines ton travail et tu rentres chez toi dormir, tu es réveillé par les avions. Que peux-tu faire ? Tu as peur, mais tu ne peux pas t’enfuir. Le photographe de guerre est un métier très difficile. Il faut être convaincu et courageux. Après des années de travail on s’habitue. Après la mort d’un ami ou un proche, on est triste 4 heures, puis on revient travailler. Ici à paris, c’est plus facile de couvrir les manifestations, les grèves et les événements officiels. Dès que j’obtiens mon titre de voyage, j’envisage voyager en Iraq pour couvrir les conflits.

Tu penses avoir pris goût à la violence?

Ce n’est pas que j’aime les dangers mais l’action. Prendre des photos que personne ne peut prendre. Ce n’est pas le cas quand tu couvres une conférence. Moi, j’ai besoin des défis. Si ma blessure n’étais pas arrivée, je serai encore aujourd’hui en Syrie en train de continuer mon travail.

Tu évoques beaucoup ta blessure.  Celle qui a mis fin à ton combat en tant que journaliste à Alep. Veux-tu nous raconter comment elle t’a été infligée ?        

C’était le 15 septembre 2015. Il y avait un combat dans le quartier de Sahaleddine à Alep, entre l’opposition, c’est-à-dire l’Armée Libre, et le régime de Bachar. On a su un jour avant ce qui allait se passer. Je me suis donc préparé. Tôt le matin, j’ai filmé les préparations comme le transport des armes et l’organisation sur les axes etc. A 11 heures, les affrontements ont commencé. Il y avait trois axes. J’ai choisi de me placer dans l’axe du milieu pour couvrir les deux côtés. J’étais presque en face d’eux, caché devant une porte. A 13 heures, un groupe de l’Armée Libre, environ quinze personnes, a été assiégé par les forces du régime. Ils étaient à environ vingt mètres de moi. J’ai entendu dans le talkie-walkie du chef de groupe qu’il y avait quatre personnes blessées et qu’ils devaient être évacué. Afin de faire des prises meilleures et de filmer leurs tentatives de quitter les lieux, j’ai décidé de me rapprocher malgré les coups de feu. Mais, il y avait un sniper du régime sur le toit de l’immeuble et je ne l’ai pas vu.

J’étais à genou en train de prendre des photos, à 14 heures 30 environ, quand une balle a touché le cadre métallique de la porte et est venue percer l’arcade de mon œil gauche, que j’utilisais pour les prises de vue. J’ai vu le sang couler, j’ai crié « mon œil, mon œil ! », puis je me suis évanoui.

Et ensuite, que s’est-il passé?

Par la suite, j’ai appris que c’est l’Armée Libre qui a demandé une ambulance pour mon évacuation. Les secours n’ont pas pu avoir accès à la zone où je me trouvais. On m’a porté. Je me suis réveillé plusieurs fois. On m’a emmené dans un hôpital situé dans une zone sous le contrôle de l’Armée Libre. Mais cet hôpital n’avait pas de service pouvant soigner mon œil. On a alors demandé une évacuation vers la Turquie, mais les autorités turques nous ont refusé le passage : il était tard dans la nuit et je n’avais aucun document sur moi. L’ambulance m’a alors transporté à une clinique aux frontières où on m’a opéré. L’opération a duré une heure et demi. Je ne vois plus rien, j’ai perdu la vision. Dans l’ambulance vers Alep, j’étais presque évanoui. J’ai essayé de me lever et j’ai demandé « Il y a quelqu’un ici ? Où suis-je ? ». Une voix m’a répondu qu’on me ramenait « à la maison ». J’ai demandé ce qu’il en était de mon œil. La personne n’a pas répondu. J’ai reposé la question. « Malheureusement tu as perdu ton œil » m’a-t-on dit. Je suis resté silencieux pendant un moment, puis j’ai pleuré. Ma famille pensait que j’étais mort. Une fois à Alep, ma mère et mon père m’ont appelé de la Turquie et ils ont pleuré. Ma femme aussi. Quelques jours après, je me suis rendu en Turquie. Ma famille, mes amis et mes proches m’ont accueilli. Après deux mois en Turquie, je suis venu en France où j’ai continué le traitement. On m’a implanté un œil artificiel.

Aujourd’hui, tu habites en France où, comme dans le monde entier, les médiasrelaient les analyses d’experts de plus en plus confuses. La longueur du conflit et la multiplication des acteurs sur le terrain rendent difficile toute lecture simpliste de la situation actuelle. Quel est ton regard sur Alep depuis Paris ?

Au début c’était la révolution d’un peuple. Après c’est devenu, à cause du jeu politique international, une guerre sectaire entre les Chiites et les Sunnites que l’Iran et Hezbollah attisent. C’est une guerre pour le pétrole, le gaz et les autres intérêts personnels. La Syrie est actuellement dans une situation très difficile. Beaucoup de conflits et d’intérêts particuliers rivaux s’y affrontent. Les islamistes radicalisés que le régime a libérés de la prison Saidnaya en 2012, pour faire dévier la révolution populaire syrienne, compliquent les choses davantage. Maintenant , la situation apparaît comme tellement inextricable que le conflit semble sans fin. Le peuple reste la victime de cette situation.

Quels sont tes projets en France ?

J’ai commencé à étudier puis à chercher du travail. Pendant les entretiens d’embauche,  on m’a demandé si j’étais vraiment capable de faire la photo. J’ai à chaque fois répondu la même chose : «un photographe n’a besoin que d’un seul œil !». Maintenant je travaille pour l’AFP. J’attends mon titre de séjour pour pouvoir voyager en Turquie pour une exposition puis en Iraq pour couvrir les conflits.

Aujourd’hui, tu es optimiste  ?

Sur le plan personnel je suis optimiste. Je suis fier de mon travail, de moi et même de ma blessure. C’est un symbole, un sacrifice pour faire parvenir la vérité aux gens à travers la photo. Mais, pour la Syrie, je ne suis pas du tout optimiste. C’est trop compliqué la situation là-bas et personne ne sais pas ce qui va se passer.

«Je suis de là-bas… Je suis d’Alep…» de Zakaria ABDELKAFI à découvrir du 6 au 29 mars 2017 à la Mairie du XXème arrondissement de Paris @Zakaria ABDELKAFI

Hicham Mansouri

Journaliste marocain réfugié politique en France. Cofondateur de l’Association marocaine pour le journalisme d’investigation (AMJI), il est membre de la rédaction d’Orient XXI (https://orientxxi.info)

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