L’actualité de l’Iliade jouée par des détenus au théâtre

 

« Toute peine a une fin. »

Cette affirmation résonne avec la guerre à laquelle se livrent Grecs et Troyens dans l’Iliade d’Homère. Une histoire mythologique qui devient prétexte pour s’interroger sur les causes de l’abus de pouvoir, sur le manque de respect de la dignité des hommes, mais aussi sur le principe de fidélité à un idéal, sur le sens de l’amitié ou encore sur la beauté de l’intelligence en action.

L’œil de l’exilé a pu assister au premier des dix chants de l’Iliade au Théâtre Paris-Villette, accueillant pendant dix jours, en mai dernier, un projet théâtral hors-norme avec des détenus du centre pénitentiaire de Meaux.

Une nouvelle mise en scène en version réduite aux épisodes I et II du projet original, aura lieu à partir de ce soir à 20 heures, pour trois jours, le 18, 19 et 20 octobre, à Mains d’Œuvres (1 Rue Charles Garnier, 93400 Saint-Ouen).

L’Iliade, une mise en scène resserrée sur le noyau chaud du récit et réduite à l’essentiel, dans l’adaptation d’Alessandro Baricco, à l’image du travail que le metteur en scène Luca Giacomoni a initié en prison.

« L’occasion – nous raconte le metteur en scène – s’est présentée en 2015, au centre pénitentiaire de Meaux-Chauconin-Neufmontiers, lorsque Irene Muscari, responsable de l’activité culturelle de la prison, m’a proposé de lancer un travail théâtral dans le cadre d’un programme de prévention et de lutte contre le terrorisme. J’ai choisi de traiter le sujet de manière frontale et de raconter cette guerre légendaire entre Achéens et Troyens. » Une histoire où l’épuisement du combat est associé à la nécessité d’une résolution et d’un retour chez soi. L’objectif premier de ce projet culturel qui souhaite reconstruire un intérêt en lieu du rejet mutuel installé entre la société et ceux qui ont contrevenu à ses règles.

« Le théâtre existe pour réunir la société humaine – affirme Giacomoni -. Depuis toujours, les hommes se réunissent pour faire vivre des histoires qui sont comme des énigmes, lumineuses et inquiétantes à la fois. Le théâtre est ce rendez-vous, ce moment « de vie dans la vie » destiné à organiser momentanément le chaos, à recomposer ce qui est fragmenté. Dans cette perspective, la fonction du metteur en scène est simple : il s’agit d’organiser le rendez-vous. Le metteur en scène est là pour réunir les conditions nécessaires afin que les acteurs et les spectateurs puissent vivre une seule et même expérience, le plus intensément possible. »

Abordant ce récit de guerre comme un écho de notre temps, le travail mené par la dramaturge, Marta Fallani, s’attache à adapter les vers de l’épopée mythologique aux voix et aux corps de chaque acteur-narrateur. « Chacun a ainsi interpréter son rôle en partant de sa propre vie la compréhension du récit et apporter ainsi sa touche personnelle au récit collectif », témoin Fallani. « C’était un ovni pour le nouveau groupe de détenus à qui il fallait donner envie de participer à l’aventure, et dont un seul avait dû assister à une représentation théâtrale dans toute sa vie ». Il a fallu d’abord s’apprivoiser et déjouer les a priori et stéréotypes. « Ceux qui sont resté dans le projet – on lit sur la publication éditée lors de la première mise en scène au Théâtre Paris-Villette -, ils ont perçu l’intensité et les lignes de force du texte millénaire qui dissèquent la mécanique du conflit avec soi-même, avec l’autre, avec la société́, et entre directement en résonance avec leur vécu ». 

Luca Giacomoni est metteur en scène et directeur artistique de la Cie TRAMA

Parallèlement à son cursus universitaire en Lettres et Philosophie (Université de Bologne, Italie), Luca étudie la danse et le théâtre. Quelques années plus tard, il s’oriente vers la mise en scène et intègre l’École Internationale de Théâtre Jacques Lecoq à Paris. Il complète sa formation avec Eugenio Barba et les acteurs de l’Odin Teatret sur le projet Università del Teatro Eurasiano.

Pendant cinq ans il suit le travail de Gennadi Bogdanov, héritier de la biomécanique théâtrale de Meyerhold, jusqu’à la réalisation de Georges Dandin. En 2009, il participe à un stage du Théâtre du Soleil. Suite à cela, Ariane Mnouchkine lui prête la salle de répétition à la Cartoucherie de Vincennes pour poursuivre le travail entamé. Plus de cent personnes se manifestent pour suivre l’atelier et forment un groupe de recherche international : c’est la naissance de la compagnie TRAMA.

Parallèlement aux productions théâtrales, l’action artistique de la compagnie s’oriente vers les écoles d’art, les maisons de retraite, les hôpitaux et les foyers d’accueil afin de créer un contact avec des publics différents et retrouver la source d’un théâtre vivant. Il invite par la suite des artistes de renom comme Yoshi Oïda, Richard Schechner, Germana Giannini, Joëlle Bouvier ou Alain Maratrat qui viennent animer des sessions et préparer le groupe aux interventions. Luca Giacomoni travaille actuellement à la création d’un lieu, à Paris, entièrement dédié à la narration et à l’art du récit.

L’œil de l’exilé a rencontré le réalisateur Luca Giacomoni. Interview.

Pensez-vous qu’il est correct de définir votre travail comme « théâtre engagé »?

« Je crois qu’une œuvre d’art, en tant que telle, est toujours « engagée ». L’art dramatique n’y échappe pas. L’expérience que nous vivons au théâtre (si elle est « juste », au sens musical du terme) remet nécessairement en cause nos comportements habituels, notre pensée et la compréhension ordinaire que nous avons de la vie. C’est un acte politique et radicalement intime à la fois, qui ne nous laisse pas tranquille. Ça nous remet en question. En ce sens, le théâtre est toujours engagé : il a le pouvoir de nous éduquer, de nous ouvrir à un monde plus vaste, plus complexe, plus riche. »

Comment une série d’épisodes change-t-elle la préparation de la compagnie par rapport à un spectacle?

Présenter au théâtre une série d’épisodes signifie présenter chaque soir un spectacle diffèrent. Dix spectacles d’une heure, avec une distribution mixte d’acteurs professionnels et d’amateurs. Tout ceci a plusieurs conséquences : avant tout, faire le deuil de l’idée traditionnelle de spectacle – c’est à dire une « machine » bien huilée qui fonctionne sur une structure de rendez-vous clairs et définis ; puis accepter le côté « brut » des différentes représentations, à la lisière entre forme fixe et improvisation ; enfin, tâcher de tenir le fil du récit à l’intérieur d’une narration fragmentée et dense de rebondissements comme celle d’Homère. Un véritable tour de force !

Pourquoi choisir cette œuvre?

Pour être fidèle à Homère, et respecter l’envergure de cette guerre, son immensité, sa démesure. Pour dire l’épuisement du combat, et rendre sur scène la densité de l’épopée, nous avons choisi un geste théâtral fort : 10 représentations d’une heure pour porter chaque soir une partie de l’histoire, en temps réel. Représenter un spectacle en 10 dix jours veut dire inviter le spectateur à une expérience qui rappelle à la fois les fêtes dionysiaques de la Grèce ancienne et, plus très de nous, la construction des séries.

Le théâtre en prison: quelles ont été les plus grandes difficultés dans la réalisation de ce projet ?

Avant tout, le manque d’écoute et d’attention. Il est très difficile de faire comprendre à des amateurs – et à des amateurs qui vivent dans les conditions dures de la détention – que l’art dramatique est un travail exigeant, sérieux, qui demande toute sorte d’effort : arriver à l’heure, se préparer, travailler en groupe, rester concentrés, se donner au travail. Tout ceci est évident pour les professionnels, mais ce n’est pas le cas pour les amateurs. C’était – et c’est encore aujourd’hui – la plus grande difficulté… Il nous a fallu du temps. Petit à petit, il s’est installé un climat de confiance et tout le monde s’est investi à 100% dans le projet. Mais ça nous a demandé neuf mois de travail, un véritable accouchement. Aussi, nous avons souvent fait face à l’inertie à contre-courant de la vie en prison : la rigidité des horaires, la lenteur des procédures administratives, la fatigue des participants, les blocages d’un secteur de la prison, etc. La liste est longue.

Est-ce la première fois que vous travaillez avec des détenus?

Oui, c’est la première fois. Mais le désir est là depuis très longtemps.

Y a-t-il un « code » que vous devez posséder pour travailler dans ce domaine ?

Je ne parlerais pas de « code »… Disons plutôt que ça demande encore plus de patience, de sensibilité et de détermination que d’habitude.

Sur scène, on écoute les chansons d’une chanteuse iranienne : pourquoi ce choix ?

Au théâtre, le chant et la musique sont là pour raconter ce que les mots ne peuvent pas dire. C’est une autre couche, plus fine, invisible, qui soutient et donne profondeur à la narration. Quand j’ai écouté Sara, j’ai trouvé dans sa voix et dans les chants traditionnels persans la même couleur, la même force et la même ampleur d’horizon que je retrouve dans les mythes d’Homère. Je ne saurais pas le dire autrement.

Quels étaient ses objectifs initiaux ? A-t-il été possible de les atteindre ? Comment ont-ils évolué ?

Je travaille depuis le début de l’aventure avec deux objectifs : d’un côté, tenter de comprendre l’énigme de la guerre à travers un récit collectif, à travers les efforts conjoints d’un groupe d’acteurs ; de l’autre côté, questionner la notion de virilité, et porter sur scène la beauté (et la difficulté) d’être un homme. Homère m’a aidé à m’approcher du premier objectif ; les détenus que j’ai rencontrés à Meaux ont fait le reste.

Êtes-vous satisfait du résultat?

Oui et non. Depuis que nous avons été au Théâtre Paris-Villette, nous avons eu énormément de satisfactions, humaines et artistiques. Mais le « goût du plat » n’est pas tout à fait celui que je souhaite. Le récit n’est pas encore assez fluide, vivant. La structure générale n’est pas assez solide. Simplement, il nous faut encore du temps. Mais nous avons repris le travail à la rentrée et je suis très confiant pour les résultats à venir car l’équipe artistique est vraiment extraordinaire.

Prochaines étapes de ce projet?

Après les représentations au Théâtre Paris-Villette, les 10 épisodes ont été retravaillés avec une distribution composée uniquement d’acteurs professionnels et d’ex-détenus afin de peaufiner la narration et structurer davantage la mise en scène. Nous travaillons aussi à la diffusion en région parisienne et en France, selon différentes modalités : l’intégrale en 10 dates d’une durée 1h (un épisode par soir) ; l’intégrale en 5 dates d’une durée de 2h30 avec entracte (2 épisodes par soir) ; ou bien des épisodes isolés d’une durée d’1h.

Prochain rendez-vous le 18, 19 et 20 octobre, à la Mains d’Œuvres (1 Rue Charles Garnier, 93400 Saint-Ouen), à 20 heures. Pour en savoir plus cliquez ici.

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