« La ville et ses frontières » a été le thème autour duquel s’est déroulée, du 6 au 10 Novembre 2017, la Semaine Italienne à l’École Normale Supérieure (ENS) de Paris. L’événement a été organisé avec l’intention de poser un regard sur « l’évolution des villes italiennes, et notamment sur le rôle majeur de l’immigration et des perspectives postcoloniales dans la redéfinition d’une identité des espaces urbains du pays », a expliqué l’un des organisateurs Nicola Brarda.
Durant ces cinq jours, des journalistes, des chercheurs, des activistes, mais aussi des artistes et des écrivains ont rencontré le public pour débattre du rôle de la ville face à l’accueil des migrants. « L’Œil de l’exilé » a été présent lors de deux rencontres à l’ENS.
« Un héritage refoulé: du sujet colonial au réfugié »
C’est le sujet de la rencontre du mercredi 8 novembre, durant laquelle a été projetée le film « Stanze » (Pièces) de Gianluca et Massimiliano De Serio. Le film a été tourné à l’intérieur de l’ex caserne La Marmora de Turin, « lieu symbolique pour Turin et l’Italie – a expliqué Gianluca De Serio, présent à la projection – car elle représente tout ce qui a été refoulé dans l’histoire italienne ».
La caserne a été construite à la fin du XIX siècle, pendant les années des premiers élans colonialistes italiens dans la Corne de l’Afrique; au cours de la Seconde Guerre Mondiale elle a servi aux fascistes de lieu de détention et de torture des dissidents et partisans; actuellement en état d’abandon, la caserne a été occupée provisoirement par 400 refugiés somaliens entre septembre 2009 et août 2010.
Durant ces mois là, Gianluca et Massimiliano De Serio sont entrés dans l’ex caserne pour rencontrer ces nouveaux habitants et écouter leurs histoires, « de longues odyssées à travers le désert, la méditerranée et la bureaucratie italienne », a continué De Serio.
Les deux réalisateurs ont ensuite lu les témoignages des partisans qui ont étés torturés et tués dans l’ex caserne, dont les actes se trouvent à l’Archive d’État de Turin. Grâce à l’intervention de la poétesse somalienne Suad Omar, les récits des résidents somaliens ont été croisés avec ceux des partisans et transformés en vers poétiques. Le résultat est un « court-circuit entre passé et présent – a expliqué De Serio – dans lequel les souffrances passées et présentes se croisent et se superposent dans une sorte de fondu enchaîné ».
« Lire les témoignages des partisans a été choquant pour moi – a avoué Suad Omar – car j’ai constaté que les fascistes italiens avaient massacrés leurs compatriotes de la même manière qu’ils avaient massacré les somaliens lors de l’occupation coloniale». D’ailleurs, a continué Omar, « c’est justement à cause de ce passé colonial que les somaliens choisissent l’Italie comme destination de leurs migrations ».
Le film est composé d’une série de plans-séquences à l’intérieur des pièces vastes et vides de la caserne, dans lesquelles les nouveaux hôtes récitent, selon les règles de la tradition poétique orale somalienne, leur calvaire. Peu à peu les paroles des migrants se fondent avec celles des partisans qui, en ces mêmes pièces, ont été torturés. « Les migrants ont raconté leurs histoires avec beaucoup de pudeur – a expliqué De Serio – alors que à l’Archive d’État les tortures aux partisans sont minutieusement détaillées : c’est donc à travers les mots des partisans que les migrants ont pu faire sortir leurs propres souffrances si difficiles à raconter ».
Les migrants d’aujourd’hui, relégués aux marges de la ville, se font ainsi porteurs d’un passé et d’une identité oubliée qui les rend acteurs du présent identitaire de la ville même.
« L’appropriation des lieux: réinventer une ville »
Sujet de la rencontre du 9 novembre, dans laquelle on a parlé de l’occupation en 1990 de l’ex usine de pâtes Pantanella de Rome de la part de centaines de migrants.
En 1989, en raison de la préparation de la Coupe du Monde de football en Italie, la police de la ville de Rome procède à un « nettoyage » pour libérer le centre-ville des pauvres et des migrants qui y stationnent sans abris. Ces derniers commencent alors à s’installer dans l’ex usine de pâtes Pantanella, à l’abandon depuis 1970. Les locaux délabrés, sans eau, sans électricité, sans vitres aux fenêtres, commencent à se peupler de migrants provenant pour la plupart du Bangladesh et du Pakistan.
Durant les six mois d’occupation, de juin à janvier 1991, ce lieu a hébergé plus de 3500 personnes. « C’était une sorte d’Ellis Island romaine – a commenté, lors de la rencontre, Stefano Montesi, photoreporter qui a passé six mois à la Pantanella pour en témoigner l’évolution – les migrants s’étaient accueillis tous seuls car personne d’autre ne l’avait fait pour eux».
Montesi a raconté l’extrême organisation qui s’était instaurée à l’intérieur de l’ex usine : « il y avait un cinéma, un marché, des restaurants, un journal interne, une école d’italien et même un service de sécurité pour éviter l’introduction de drogues et alcool parce que – a expliqué Montesi – ce que les immigrés voulaient surtout éviter c’était que la Pantanella se transforme en un ghetto ».
L’expérience de la Pantanella a été l’expression du premier phénomène d’immigration de masse en Italie, qui devenait précisément dans les années ’90, pour la première fois dans son histoire, un pays d’immigration. La Pantanella attira l’attention d’associations et activistes [d’activistes et d’associations d’aide aux migrants qui venaient de se constituer] en aide aux migrants qui venaient de se constituer. La première mosquée officielle de Rome fut inaugurée dans l’ex usine, avec le soutien de Don Luigi Di Liegro, directeur de la Caritas diocésaine de Rome. Les habitants de la Pantanella constituèrent une de premières associations de migrants, la United Asian Workers Association, à travers laquelle ils dénonçaient aux autorités romaines les conditions inhumaines dans lesquelles ils étaient contraints de vivre.
Malgré les appels et les mobilisations, le Shish Mahal (« Palais de Crystal »), comme ses nouveaux hôtes l’avaient ironiquement surnommé fit l’objet de polémiques féroces de la part de l’opinion publique à auxquelles contribua même la presse. Dans les principaux journaux nationaux, en fait, la Pantanella était désignée comme « bombe ethnique », « casbah », « purgatoire des immigrés », « usine des extracommunautaires », « lambeau ethnique », « cloaque », « coin du tiers monde », et ainsi de suite. Finalement, les 3500 résidents de la Pantanella furent évacués le 31 janvier 1991.
Une « occasion manquée », c’est ainsi que le journaliste Giuliano Santoro a défini, au cours de la rencontre, l’occupation de la Pantanella. Santoro, dans son livre « Al palo della morte » , parle des transformations que cette expérience a apporté au quartier avoisinant l’ex fabrique, où aujourd’hui résident beaucoup d’ex hôtes du Shil Mahal. « Les migrants sont toujours perçus comme sujets passifs – a continué Santoro – alors que dans la gestion de la Pantanella ils ont démontré qu’ils avaient leur propre autonomie et qu’ils étaient capables de se constituer en sujet politique. Ça a été une grande leçon pour le débat politique italien en matière de migration ».
Aujourd’hui, l’ex usine Pantanella a été transformée en résidence de luxe.
Les photographies de Stefano Montesi, qui racontent la vie et l’organisation de la Pantanella pendant son occupation, sont visible ici.
De plus, une partie de ces photographies est exposée dans la hall de l’ENS jusqu’au 20 novembre 2017 (45 rue d’Ulm, 75005 Paris).