Human Flow : Ai Weiwei filme l’odyssée humaine à perte de vue
LE COUP DE CŒUR DE LA RÉDACTION par Clara Le Quellec
Film documentaire de l’artiste et dissident chinois Ai Weiwei, Human Flow, sorti en salles le 7 février dernier, illustre sans détour l’ampleur de la crise migratoire actuelle dans le monde. Un périple d’un an pour l’équipe du film qui est partie à la rencontre de réfugiés à travers 23 pays.
Depuis la Seconde Guerre mondiale, la planète n’avait pas connu un tel phénomène migratoire. Quelques 65 millions de personnes sont aujourd’hui forcées de quitter leur pays pour fuir la guerre, la famine et les bouleversements climatiques.
« 20 personnes sont déracinées chaque minute à cause des conflits ou des persécutions » estime le Haut-Commissariat des Nations-Unies pour les réfugiés.
De l’Afghanistan en passant par la Turquie, Gaza, Israël, la Syrie, le Liban, le Mexique, sans oublier la France, les États-Unis, l’Allemagne, l’Italie ou la Grèce, Ai Weiwei s’affranchit des statistiques pour aller au contact de ceux qui ont dû tout quitter dans l’espoir de trouver la paix, la sécurité et la justice.
« L’ambition de Human Flow consiste à aller au-delà des données statistiques pour prendre en compte les vies humaines. Les chiffres ne sont pas à la hauteur des êtres humains concernés et de leurs trajectoires personnelles, et ils ne font pas bouger les lignes » explique l’équipe du film.
Filmer la réalité brute du quotidien
Scène d’ouverture du documentaire, la Mer Méditerranée. Vue du ciel, elle est belle, paisible, d’un bleu éclatant. Après 2h20 de film, elle abrite, rougie, un véritable cimetière humain où gisent des centaines de gilets de sauvetage. Un choix cinématographique comme pour rappeler les milliers de personnes qui ont péri dans ses eaux. En 2016, ils sont près de 5000 à y avoir laissé la vie dans la perspective d’un avenir meilleur sur le continent européen.
Alternant les prises de vues par drone, les caméras au poing, les travellings et les plans larges fixes, Ai Weiwei s’est entouré de nombreux collaborateurs pour la réalisation du film. Plus de 200 techniciens postés dans 23 pays et des rushs de plus de milles images ont été nécessaires pour rendre compte de l’immensité planétaire de cette tragédie migratoire.
« Les conditions de tournage étaient parfois très rudes et dangereuses mais c’était surtout sur un plan émotionnel que c’était très difficile à accepter. Chaque jour, on entendait toujours plus d’histoires. Mais ce qui m’a le plus impressionné, c’était la détermination des réfugiés. Ils ne se plaignent presque jamais, alors que personne ne se soucie de leur sort, que leur avenir est incertain, qu’ils n’ont aucune idée de ce qui les attend. »
Ai Weiwei
Tout autour du globe, l’artiste s’attache à montrer le quotidien de ces déracinés. En Europe, il braque sa caméra sur ceux que l’on nomme les « boat people », de leur arrivée sur les côtes de la Grèce et de l’Italie à leur longue marche à travers le continent. Dans la pluie et le froid, commence alors l’insoutenable attente, qu’elle soit à la frontière macédonienne, à Calais ou dans les rues de Paris. Des camps toujours plus de camps surpeuplés se créent.
Au Liban, il s’arrête dans un camp palestinien où le temps y est figé pour certains depuis 60 ans. S’ensuivent les bidonvilles de Gaza, ceux à la frontière mexicano-américaine ou encore le plus vieux camp du monde, Dadaab au Kenya. Ce dernier accueille environ 250 000 personnes, principalement des somaliens qui ont fui la guerre civile de leur pays en 1991. Nous sommes en 2018 et rien ne semble avoir bougé. « L’exil est une espèce de longue insomnie » écrivait Victor Hugo.
Dans certaines séquences, Ai Weiwei passe devant la caméra pour partager quelques moments de la vie de ces hommes, femmes et enfants. Il se fait couper les cheveux dans un camp mexicain, plaisante avec des adolescentes de Gaza ou encore échange fraternellement avec un jeune homme son passeport chinois contre un passeport syrien. Le temps d’un instant, un peu de légèreté éclaircit alors un quotidien noirci par l’incertitude.
Parmi toutes ces histoires de déracinement se dessinent des trajectoires et des parcours différents. L’exil n’est plus seulement la conséquence d’une persécution politique, religieuse, ethnique ou sexuelle. Il devient de plus en plus environnemental. Un défi auquel les dirigeants internationaux ne semblent pas encore prêter oreille.
» Selon l’ONU, 250 millions de personnes, seront, d’ici 2050, forcées de s’exiler à cause des bouleversements du climat. «
Ai Weiwei, un artiste profondément engagé
A la fois sculpteur, performer, architecte, photographe et réalisateur, Ai Weiwei fait partie de ceux qui depuis de nombreuses années, font rimer art et activisme. Fervent opposant au régime politique chinois, l’artiste a connu l’épreuve du cachot en 2010 puis la résidence surveillée avant d’être autorisé à quitter le pays cinq ans plus tard. La douleur du déracinement, ce défenseur des droits de l’Homme la connaît si bien.
L’année de sa naissance, en 1957, son père, poète reconnu est envoyé en camp de rééducation pour avoir critiqué la dictature maoïste alors en place. Quelques temps après, toute la famille est contrainte à l’exil et le jeune Ai Weiwei grandit dans le désert de Gobi, à des kilomètres de son Pékin natal.
Cette déchirure le rend naturellement proche du drame actuel des réfugiés. Une résonnance donc tout particulière qui lui permet de signer un film poignant donnant à réfléchir, sur ce qui constitue immanquablement l’un des défis majeurs des années à venir.