En avril 2018, l’Académie des Sciences a réuni sous la coupole de l’Institut de France un panel éclectique dans le cadre des Rencontres Capitales. L’ancien Premier Ministre Bernard Cazeneuve, la directrice de la Maison des journalistes Darline Cothière, le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, la philosophe Chantal Delsol, la rabbin Delphine Horvilleur et l’auteur Antoine Leiris ont discuté ensemble le thème : « Répétition des conflits et des guerres : pourquoi l’homme perd-il la mémoire ? ». La rencontre était animée par Alberic de Gouville, journaliste et vice-président de la MDJ.
Que faire des guerres passées ?
Que peut faire l’humanité de cette mémoire écrite par la violence et la haine ? On a tendance à penser que se souvenir permet de ne pas répéter ses erreurs.
Mais que penser alors quand les peuples ne cessent de se battre ? L’homme perd-il la mémoire ? Pistes de réflexions.
Darline Cothière, directrice de la Maison des journalistes, raconte comment la résilience est apparue comme une étape essentielle pour les journalistes exilés accueillis par l’association. Intimement lié à la mémoire, le neuropsychiatre Boris Cyrulnik a théorisé la notion de « résilience » en France : « après un traumatisme soit on reste hébété, soit on se remet à vivre. C’est une définition simple et naïve de la résilience ». Ce processus psychologique prend une place essentielle dans la vie d’un témoin de l’Histoire, comme le sont les journalistes en exil.
Les professionnels de l’information qui sont accompagnés par la MDJ ont pour beaucoup subi des oppressions, des emprisonnements, des tortures physiques et psychologiques. « Le traumatisme de la guerre peut être collectif mais il concerne aussi et surtout l’individu, il a touché sa chaire et son psychisme » a indiqué Darline Cothière. Pour les acteurs de la lutte pour la liberté d’expression, « il est donc nécessaire de faire résilience pour continuer à témoigner ». Reprendre la lutte par le témoignage permet ainsi de poser une pierre fondatrice de la construction d’une vie contrainte à l’exil.
Façonner la mémoire collective
Le témoignage appelle aussi à questionner la transmission de la mémoire individuelle à la mémoire collective. Dans « Vous n’aurez pas ma haine », Antoine Leiris fait l’exercice de cette résilience. Pour lui et pour son fils, il décide d’avancer. Comment les proches des victimes des attentats du Bataclan continuent-ils de profiter de la musique et de la fête ? « Je pense qu’il faut une part d’oubli », explique-t-il. L’auteur confesse qu’il ne témoigne plus « sauf quand je suis entouré de personnes qui peuvent transformer mon histoire en mémoire et en intelligence ». Devenue une page de la mémoire collective française, l’histoire d’Antoine Leiris ne lui appartient plus vraiment.
L’histoire devient parfois récit. Comment les rescapés des camps de la mort trouvent-ils la force de témoigner de ce qu’ils ont subi, de ce qu’ils ont vu, de ce qu’ils voudraient peut-être pouvoir oublier, pour que les autres n’oublient pas ? C’est la littérature, l’art, l’école qui continuent à propager ces témoignages.
Boris Cyrulnik précise dans ce sens que « la mémoire n’est pas le retour au passé mais sa représentation ». Une représentation fortement liée au politique. L’ancien Premier Ministre, Bernard Cazeneuve, considère que « la pensée politique est devenue a-historique. Pourtant la mémoire est fondamentale pour la démocratie. C’est par l’exercice de la mémoire que l’on peut corriger ce qui ne peut être accepté ».
« Il ne suffit pas de ne pas oublier »
Comment, dès lors, expliquer que l’humanité soit rappelée, toujours et encore, vers la guerre, le conflit et la violence ? Pour la philosophe Chantal Delsol, « il ne suffit pas de ne pas oublier ». Elle explique que les conflits naissent de l’exacerbation des différences. Or, la diversité fait partie de l’humanité. La guerre est donc vouée à revenir, constamment.
Une répétition, une redondance ou encore un « bégaiement de l’histoire » pour la rabbin Delphine Horvilleur : « on parle de la même manière et les mots reviennent : néo-fascistes, néo-collabo, par exemple. On utilise les vieux mots faute de mieux » a-t-elle conclu.
De là à dire que l’homme a perdu la mémoire, il n’y a qu’un pas que l’on pourrait franchir trop vite. Et aux vues des actualités qui éclaboussent les unes d’encre et de sang, difficile de prouver que les leçons de l’histoire sont encore vivaces dans les esprits. Et pourtant … si la mémoire n’empêche pas les conflits, « beaucoup de guerre sont déclarées à cause d’un excès de mémoire » rappelle Boris Cyrulnik.
Avant de conclure qu’aujourd’hui encore, l’humanité saigne pour une histoire vieille de 2000 ans.