Comprendre les enjeux de la loi “Secret des Affaires” pour les journalistes

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Comprendre les enjeux de la loi “Secret des Affaires” pour les journalistes

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61 voix contre 21. Voici le résultat du vote de la proposition de la loi « Secret des Affaires » adoptée jeudi 14 juin à l’Assemblée. Si elle n’est pas la première loi controversée de la République En Marche, la directive sur le secret des affaires alarme la sphère journalistique. Mais attention: si les journalistes et lanceurs d’alerte se dressent au nom de la liberté d’informer, ils ne récusent pas la proposition dans son entièreté.

A travers une pétition rassemblant 548.690 signataires, les rédactions et ONG demandent simplement la limitation du champ d’application de la loi au domaine concurrentiel. La réponse du gouvernement se pare d’un silence assourdissant et c’est bel et bien le prix du Bâillon d’Or qui sera officiellement décerné au gouvernement le 21 juin (date du passage de la loi au Sénat).

Dans l’idée de comprendre comment on en est arrivé là et dans l’espoir de parvenir à exercer ce métier avec toute la liberté qui lui est inhérente, nous avons décidé de creuser le sujet auprès de 3 figures de lutte contre cette loi.

Comprendre la nécessité originelle de cette loi avec Eric Alt

Eric Alt, magistrat et vice-président d’Anticor rappelle le “pourquoi” de cette proposition: “Il faut savoir qu’il y a des moyens légaux d’obtenir des secrets de fabrication, comme acheter une entreprise et rentrer dans son capital. Mais nous n’avons pas en France et en Europe d’équivalent de comités stratégiques”. L’hexagone est confronté à une absence de protection du secret des affaires, poussant la directive de l’Union Européenne. “L’administration peut intervenir en cas de secret défense, mais il n’y a pas de moyens spécifiques en plus”’.

Comment ces fameux secrets s’évaporent-ils?

La première attaque nous vient d’outre-manche avec la procédure anglo-saxonne dite de “Discovery”. Celle-ci oblige chaque partie à divulguer toute information susceptible de faciliter l’établissement de preuves.

Seconde option, la loi du 26 juillet 1968 dite “Loi de blocage”: “elle permet aux entreprises d’avoir une excuse légale pour refuser de déférer des pièces”. Le problème : “ces deux procédures ne sont pas adaptées et ne permettent pas de construire un rapport de force. Or, ces procédures rendent les entreprises très vulnérables” explique Eric Alt.

Et enfin, il y a l’espionnage (illégal). “Si François Hollande et Angela Merkel ont été espionnés, imaginez bien qu’il en va de même pour la plupart des chefs d’entreprise”.

Où est le problème dans la procédure adoptée?

On aurait pu ne pas confier ce contentieux systématiquement au tribunal de Commerce. Culturellement, il n’est pas là pour équilibrer la liberté d’expression et on peut donc craindre que les choses penchent du côté des intérêts commerciaux”. En somme: le tribunal de Commerce sera chargé de déterminer des faits relatifs aux journalistes et aux lanceurs d’alerte. De quoi interroger le jugement final. “Le journaliste doit prouver qu’il agit dans l’intérêt général, mais celui-ci n’est pas toujours évident à déterminer”.

Quel est, juridiquement parlant, le danger d’une loi aussi large et floue?

“Le texte parle d’une ‘procédure spéciale’. Il y a une inquiétude du côté des juristes car ils se demandent s’ils pourront discuter librement des différentes pièces du dossier. C’est une violation du principe contradictoire” poursuit Eric Alt. “Finalement, les entreprises seront bien protégées des citoyens, mais pas de leurs concurrents”. Une conclusion qui va à l’encontre de la volonté première de l’Etat…

Comment un journaliste attaqué peut-il s’en sortir?

On est ici dans le droit commun et donc dans l’obligation de fournir des preuves. “Le journaliste aura plutôt intérêt à trouver un juge honnête et intelligent (…) Il devra emporter la conviction du juge en disant que cela ne relève pas du secret d’affaire ou bien il va devoir démontrer la légitimité de sa divulgation”. L’ennui? La notion “d’intérêt général” peut être très subjective et relèvera du cas par cas.

Le sort du journaliste/lanceur d’alerte sera donc complètement dépendant de la personne du juge?

On dit qu’on est dans une république des juges. On s’en remet à son appréciation et une quantité d’adjectifs et d’adverbes (dans le texte de loi) y font référence (…) Mon espoir est que, dans 5 ou 6 ans, les différentes jurisprudences auront une acception plus raisonnable du texte et comprendront qu’il ne sert pas tellement au secret des affaires. En attendant, ça va être particulièrement dur, avec de l’auto-censure notamment”.

Appréhender la difficulté pour les journalistes, avec Jean-Baptiste Rivoire

Jean-Baptiste Rivoire, journaliste d’investigation et ex-rédacteur adjoint de l’émission Spécial Investigation sur Canal +, représentant SNJ-CGT du personnel.

Pourquoi Vincent Bolloré incarne-t’il l’adversaire du journalisme libre?

Il a fait beaucoup d’efforts pour incarner ça depuis 3 ans! Il s’est fait connaître avec sa façon de gérer ses médias gratuits (ndlr: Direct Matin) en faisant écrire des articles pour promouvoir les actionnaires ou des papier favorables à la politique sécuritaire de Nicolas Sarkozy. Sans hésiter à user de la censure”.

Au regard de votre histoire, quel danger représente cette loi du secret des affaires?

“Maintenant c’est plus pour les potes de Cash Investigation que c’est embêtant. Mais il y a une tradition du journalisme où on allait déjà trop peu voir ce qui se passait dans les multinationales. La France préfère les faits divers et les marronniers mais aller voir les fonctionnements des gens puissants, trop peu. Depuis 2012, Cash le fait mais ça reste très compliqué.

Le journaliste d’investigation, déjà empêtré dans des procédures parfois violentes, connait déjà une certaine insécurité: “Au lieu de clarifier notre situation, on nous rajoute des lois qui renforcent la pression”.

Une ère d’affrontement entre fric et liberté?

Les petits ouvriers de la télé, on nous tombe dessus pour un flou oublié ou une image en trop. Les gros actionnaires, rien du tout. Ca pose la question : pour qui est faite la loi? Les faibles? Les forts?

Evidemment remonté contre son ex-grand patron, Jean-Baptiste Rivoire continue :”La ruse industrielle a prit le contrôle de 80% de la presse en France. C’est exactement ce que voulait éviter le conseil de la presse en 1944. Cette loi n’est finalement qu’une énième atteinte à la liberté de l’information”.

Comment, chacun à son échelle, peut-il lutter?

Le truc qui peut donner de l’espoir c’est que des grands titres s’écroulent à force de vendre de la soupe. C’est comme la bouffe, on peut aussi choisir de manger bio. Il faut donner de l’argent aux personnes qui garantissent une indépendance éditoriale. Si on veut une vraie info, il faut la financer. Le succès de Mediapart est intéressant à ce sens!”.

Que dire à des jeunes journalistes qui commencent leur métier dans ce contexte?

Je pense qu’il y a un boulevard pour faire du vrai journalisme, mais à un moment donné, il faut arrêter de faire semblant de ne pas savoir qui nous paye. D’où vient l’argent, c’est important. Si on veut faire de la vraie info, il faut être payé par son public. Alors certes, peut-être un peu moins… Mais je pense que, justement, le public n’en peut plus de l’info insipide des puissants. La preuve: dès que c’est un peu libre, ça rencontre un succès fou”.

Résister, avec François Ruffin

Député de la France Insoumise mais surtout, dans le cas présent, rédacteur en chef du journal Fakir, nous avons discuté de la loi avec François Ruffin à l’occasion de la cérémonie du Bâillon d’Or.

Si, comme tant d’autres, François Ruffin pense que cette loi n’est qu’un outil de plus pour effrayer, il reconnaît un changement de paradigme dans la façon d’exercer son travail de journaliste:”Le problème c’est que faire son métier de journaliste devrait être un acte de citoyen ordinaire, mais on est en train de le transformer en héroisme. Un mec comme Denis Robert de Clearstream, c’est un héros. La profession est déjà minée et en fait ça revient à demander de castrer les plus courageux des journalistes. Il devrait y avoir une prime au courage et le gouvernement envoie le message inverse”.

Confiant en l’homme, en l’avenir, François Ruffin pousse un message de fin encourageant: “Je crois qu’il y a quelque chose en l’homme qui résiste. Un désir de vérité. Malgré tout ça, je suis convaincu que des tas de personnes vont poursuivre dans cette soif de vérité”.

Dans un échiquier journalistique relativement fragmenté, la loi “Secret des Affaires” aura au moins eu pour conséquence de réunir des rédactions de tout bord. Si Mediapart et Le Figaro peuvent s’entendre sur une même lutte, c’est que pour le Divide et Impera, on repassera.
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Emma Ferey

Etudiante en master télé/radio à l'Institut Européen de Journalisme (Paris)
Rédactrice musicale chez Listen Up

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