IRAN. Élection présidentielle : Aggravation de la crise hégémonique et du contrôle politique

A quelques jours des élections présidentielles prévues en Iran le 18 juin, le Conseil des gardiens de la Constitution (un organe non élu opérant sous les auspices de Khamenei chef suprême du régime) a évincé, le 25 mai, tous les candidats rivaux crédibles d’Ebrahim Raïssi, candidat favori de Khamenei.

Ebrahim Raïssi, chef du système judiciaire iranien, a été l’un des quatre membres du « Comité de la mort » lors de l’extermination en 1988 de milliers de prisonniers politiques. Désigné par les Iraniens comme le « juge de la mort », il figure sur la liste des personnes sanctionnées par le Département du Trésor des États-Unis depuis 2019.

Parmi les évincés, figurent des responsables de la République islamique dont l’ex-président Mahmoud Ahmadinejad (2005 – 2013), Eshaq Jahangiri, premier vice-président, Hassan Rouhani, président sortant, et Ali Larijani, ancien commandant des IRGC [Corps des Gardiens de la révolution islamique] et ancien président de l’Assemblée consultative Islamique.

L’éviction des candidats à la présidence est une pratique courante en Iran. Seuls les très fidèles du régime passent le filtre du Conseil des gardiens de la Constitution. Mais le limogeage de représentants de factions proches de Khamenei lui-même, reste paradoxal.

ISNA.IR, Ebrahim Raïssi, le candidat préféré du Guide suprême parmi ses partisans.jpg
ISNA.IR, Ebrahim Raïssi, le candidat préféré du Guide suprême parmi ses partisans.jpg

Le point de vue développé dans cet article est qu’éliminer les rivaux du candidat favori du régime soit la seule alternative pour sa survie. Ainsi, les récentes interventions du régime pour exclure du pouvoir certaines de ses factions, ne sont pas des événements exceptionnels mais constituent une tendance à long terme en réponse à la crise hégémonique croissante.

Cette montée élèverait un rempart contre la société iranienne, toujours au bord de l’explosion. Cette société ayant choisi la voie des manifestations de rue comme lors des deux derniers soulèvements de janvier 2018 puis novembre 2019.

La mère des crises

Au cours des quatre dernières décennies, le nom de la République islamique a été associé, par les analystes politiques, à une combinaison de crises, de sorte que son existence même est clairement définie selon le type, l’ampleur et la gravité des crises auxquelles elle est confrontée.

Cette crise considérée comme un état instable, résulte de la perturbation et du dysfonctionnement d’un système politique pouvant ébranler sa stabilité et son équilibre. Au-delà d’un certain palier, un changement définitif peut en résulter.

Certains théoriciens de l’Etat considèrent que celui-ci a trois fonctions fondamentales. La plus importante est de créer la cohésion dans le bloc du pouvoir et d’exercer une hégémonie idéologique. En d’autres termes, la tâche la plus importante de l’Etat (quelle que soit la nature sous-capitaliste de la « République islamique ») est d’organiser et de donner une cohérence politique aux classes dirigeantes.

La crise hégémonique en tant que crise structurelle a coïncidé avec l’établissement de la République islamique, ainsi, après seulement deux ans et demi de présence, du 13 février 1979 au 20 juin 1981, la faction libérale a été complètement évincée du pouvoir.

Plus tard, en écartant M. Montazeri,- (seul ayatollah à s’indigner du massacre de prisonniers politiques à l’été 1988)-, de la succession de Khomeiny, ce qui était visé était la cohésion et l’uniformité après la mort du fondateur du régime.

La présidence du fondateur de la République islamique, bénéficiant toujours du potentiel laissé par une révolution populaire, n’a pas donné d’occasions d’enflammer les contradictions entre les différentes factions du bloc de pouvoir. La bourgeoisie commerciale, le clergé, les gardiens de la révolution et les forces de sécurité formaient un bloc.

 

La poursuite de la guerre catastrophique avec l’Irak (1980-1988) a été un facteur d’unification interne du système, limitant ces conflits. Mais la mort du fondateur du Velayat-e Faqih en 1989 a eu un effet ravageur sur l’embrasement de ces contradictions les années suivantes. Cette disparition a définitivement privé le régime du rétablissement de l’hégémonie idéologique dans le bloc du pouvoir.

À la lumière des travaux de théoriciens de l’État, nous pouvons affirmer que la crise hégémonique en Iran découle de l’incapacité à créer une cohésion entre les factions composant le bloc du pouvoir. Dans la mesure où aucune de ces factions n’est dans une position hégémonique, l’État est confronté à des lacunes et des conflits irréconciliables.

Selon des théoriciens et des commentateurs de la théorie de l’hégémonie presque tous inspirés par les travaux d’Antonio Gramsci, ce n’est que dans l’ombre de l’hégémonie idéologique que le pouvoir dominant est en mesure d’attirer le soutien et la coopération d’autres puissances et de les adapter à son système. En raison de cette incapacité structurelle, le régime est incapable de remplir les deux autres fonctions vitales : (i) empêcher l’unification des forces et des classes dominées, et (ii) mobiliser les forces politiques et idéologiques partisanes.

Le régime n’est plus en mesure de créer de différences entre les classes dirigeantes et de monter différentes sections de la société les unes contre les autres, cela été démontré dans la solidarité et l’unanimité des classes dominées au cours des soulèvements sanglants de décembre 2017-janvier 2018 et novembre 2019. Durant ces événements, plus de 200 villes, à forte diversité culturelle, ethnique et religieuse, se sont soulevées

Il convient également de mentionner la longue série de grèves quotidiennes, de manifestations syndicales et politiques et des efforts inlassables des travailleurs pour organiser et former des syndicats clandestins dans des conditions d’oppression. Ce sont bien les signes que les contradictions d’une grande partie de la société avec le pouvoir en place évoluent vers l’antagonisme.

Quant à l’échec du régime à mobiliser politiquement ses forces de soutien traditionnelles, forces extérieures à la lutte de classe dans le bloc du pouvoir (dans son sens marxiste : la petite bourgeoisie et la paysannerie) et sa reproduction idéologique, les deux derniers soulèvements l’attestent

Le mythe de la base partisane de la République islamique parmi les classes inférieures de la société notamment les bidonvilles et la périphérie de la capitale, s’est effondré. Ces zones, ainsi que les petites villes de tout l’Iran étaient impliquées dans le centre du conflit.

L’afflux des classes populaires dans les manifestations anti-régime sanglantes et les slogans scandés par les manifestants en Novembre 2019 notamment, ont contraint Khamenei à proposer une nouvelle définition du mot « opprimés » (Mostazafin) le 26 décembre de la même année. « Mostazafin» est le mot le plus largement utilisé pour s’adresser à la classe défavorisée ou  » va-nu-pieds » selon la rhétorique du régime de Khomeiny. Khamenei redéfinit désormais les Mostazafin comme les « Imams et dirigeants potentiels du monde humain » Ce discours était une reconnaissance claire de l’absence de base de classe revendiquée par le régime.

La somme de ces trois échecs dans l’analyse de l’État conduit à une « crise du contrôle politique », explication la plus claire de la situation actuelle du régime. Situation renvoyant spécifiquement à la crise politique dans la société, situation dans laquelle toutes sortes de crises peuvent se multiplier et créer une synergie.

La nature de la crise

La faction ayant toujours le dessus dans ce fragile équilibre, – le corps des Pasdaran (IRGC) et de Khamenei-, est la plus consciente de la nature et de la profondeur de la crise actuelle.

Le conflit au sommet de la pyramide du pouvoir, comportant une mafia de clercs, de gardiens de la révolution, de forces de sécurité et d’une partie de la bourgeoisie commerciale, s’est réellement intensifié.

Peut-être plus que l’éviction d’Ali Larijani, celle des cinq autres candidats occupant des échelons supérieurs des Gardiens de la révolution, caractérise clairement l’ampleur de la crise. L’annonce de ces candidatures fut le premier signal de la rupture avec la machine répressive, son manque d’intégration voire une coercition interne entre rivaux.

Par ailleurs, elle a révélé comment ces candidats ont servi les intérêts de certaines puissances politiques et économiques qu’ils représentent au sein du Corps des gardiens de la révolution.

Par conséquent, il semble qu’un changement qualitatif et décisif se soit produit dans le système de contrôle de ces contradictions : les factions dirigeantes du régime se sont battues dans le passé, et ce mécanisme de partage des conflits est largement sous le contrôle et l’influence de Khamenei. Khamenei lui-même, – au moins depuis les élections de 2009 -, est devenu partie prenante dans ces conflits.

 Les conflits brutaux pour des intérêts politico-économiques spécifiques dans le cadre de relations de pouvoir, et les titres communs de fondamentaliste, réformiste, modéré, technocratique, etc., en sont la représentation idéologique.

Réponse à la crise

Le régime Velayat-e-Faqih a trois options pour répondre à la crise hégémonique et tenter de réduire les conflits au sein du bloc de pouvoir : éliminer les factions rivales, impliquer une partie des factions rivales en apportant des contributions économiques et politiques, et enfin, harmoniser afin de créer une coordination des revendications des factions belligérantes.

La première option a toujours été choisie au cours de ces quatre dernières décennies. D’où la politique d’élimination, de chirurgie ablative. En bref, «la contraction » du bloc de pouvoir est le monisme qui régit le comportement du régime.

Le régime a été contraint d’accepter (sous la pression) cette ligne dite de l’« expansion » suite à deux évènements historiques. Le premier a conduit à la scission du régime en 1997 avec l’arrivée au pouvoir de Mohammad Khatami et l’acceptation de la faction évincée après la mort de Khomeiny. Cette rupture ayant conduit à des soulèvements populaires (protestations étudiantes de 1999 et ses conséquences) et une guerre de factions au sein du régime.

En 2005 avec l’élection de Mahmoud Ahmadinejad, les mollahs tentent d’unifier et combler le fossé dans le bloc de pouvoir, bien qu’Ahmadinejad ait évincé la faction rivale, son deuxième mandat a conduit à de nouvelles divisions au sein de la soi-disant faction conservatrice.

Pour la deuxième fois, lors de l’élection présidentielle de 2013, le régime a dû renoncer à son programme nucléaire pour conclure un accord nucléaire avec l’Occident, se tournant vers une version légèrement modifiée de Khatami : Hassan Rohani et l’ancienne faction de Hashemi Rafsandjani.

Mais le deuxième mandat de la présidence de Rohani, surtout sous l’influence des changements géopolitiques résultant de l’élection de Donald Trump, a intensifié les conflits au sein du régime à tel point que cette fois Khamenei et les autres dirigeants du régime ne cachent pas leur volonté d’établir le gouvernement. Il apparaît que l’approche d’apaisement des tensions avec les États-Unis (pas même la normalisation des relations) conduira à un recul significatif du régime dans certains domaines vitaux. En fait, ce que le régime veut dans sa situation déplorable actuelle, est une levée significative des sanctions, la vente libre de son pétrole et l’acquisition de « cash ». Mais l’Occident, dirigé par les États-Unis, veut faire plus (développement du programme de missiles, soutien aux groupes terroristes ou fondamentalistes, interventions régionales …), et implique de poursuivre une politique d’ouverture et de changement dans les stratégies constructives de la République islamique, ce qui déclenchera davantage de conflits internes.

Selon certains analystes sur l’Iran, accepter un nombre important de demandes occidentales signifierait non seulement abaisser l’équilibre des pouvoirs du régime dans la région mais aussi réduire l’équilibre des pouvoirs du régime avec la société explosive de l’Iran.

En d’autres termes, à la fois la politique de réduction des tensions avec l’Occident et l’ouverture (avec l’escalade des conflits internes) dans le contexte susmentionné enverra un message de faiblesse et conduira à une explosion dans la rue.

Khamenei en est conscient. Ses tentatives d’éviction d’un potentiel futur président gênant est une tentative pour restituer un minimum de cohésion interne. La probabilité de la mort de Khamenei (82 ans) et la question critique de sa succession est un autre facteur important amplifiant la nécessité de cette cohésion.

Comme nous l’avons dit, dans les deux cas, le nouvel arrangement politique du régime est un barrage contre la société explosive et le danger d’un soulèvement. Un danger connu de tous y compris de Mahmoud Ahmadinejad (ancien président du régime).

Actuellement, pour les ayatollahs, toutes les autres questions tournent autour de cette préoccupation majeure.

Par Rasoul Asghari journaliste et analyste politique iranien

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Rasoul ASGHARI

Rasoul Asghari est un journaliste et activiste politique iranien. Il a commencé à travailler comme journaliste depuis 1992.

Il a couvert plusieurs terrains de guerre notamment l'Afghanistan (1997), le Kurdistan d'Irak (1994 et 1996) et le Kosovo (1999). Il a également travaillé comme journaliste ou rédacteur en chef pour plusieurs journaux iraniens (Iran, Jameh, Tous, Sarmaye etc) dont beaucoup sont aujourd'hui interdits de publication.

Son sujet de prédilection est l'économie politique. Depuis 2012, il vit en exil à Paris. Il a du quitter son pays en raison de son travail de journaliste.

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