“Je suis Ahmad Muaddamani, je viens de Syrie. J’habite maintenant à Paris. En Syrie, j’ai travaillé en tant que photographe et designer graphique dans la ville qui s’appelle Daraya.” C’est par ces mots que le jeune journaliste de 28 ans se présente, en français, qu’il a appris en six mois seulement.
- Par Léna Jghima, étudiante, stagiaire à Maison des journalistes (MDJ).
Le 27 août 2016, Ahmad est contraint de quitter sa ville, Daraya, après que le régime de Bachar Al Assad l’ait finalement conquis et chassé les rebelles. Lorsqu’on lui demande pourquoi il est forcé de s’en aller de ce lieu symbole de la révolte, Ahmad répond: “Parce que nous avons fait une révolution à Daraya et donc le régime syrien a fait un siège. Ils ont bombardé la ville avec leurs forces aériennes”. Ici, Ahmad évoque la Révolution syrienne, en cours depuis le 15 mars 2011. Cette dernière a depuis laissé place à une répression sanglante de la part du régime, dont le triste bilan s’élève à 400 000 morts. La moitié de la population a été déplacée et un quart de la population, dont Ahmad et sa famille, ont dû s’exiler à l’étranger.
Dès 2011, beaucoup choisissent de fuir à la suite de l’éclatement de la Révolution. “Je suis resté parce qu’il n’y a pas beaucoup de journalistes pour documenter les violations et les transmettre au monde.” C’est donc par engagement, pour dénoncer les exactions commises par le régime d’Al Assad lors du siège de Daraya, qu’Ahmad choisit de ne pas s’enfuir, malgré le danger, et de mener à bien sa mission de “media activist”. Lors de ce siège, qui dura près de 4 ans (de novembre 2012 à août 2016) et à l’issue duquel 90 % de la ville est détruite, la répression du pouvoir à l’encontre des journalistes bat son plein.
A Daraya, Ahmad ne se sépare jamais de son appareil photo, car il entend bien transmettre au monde la réalité de ce qu’il se passe en Syrie : la vérité. Mais ce n’est pas tout, “pendant le siège, j’ai travaillé avec Delphine Minoui, une journaliste française, pour faire un film et un livre sur ce qu’il se passe à Daraya : Les passeurs de livres de Daraya”. Ces deux productions qu’évoque Ahmad retracent l’histoire de la construction d’une bibliothèque secrète à Daraya. Au milieu des ruines d’une ville assiégée, affamée et détruite par les bombardements incessants du régime, un groupe de jeunes syriens, parmi lesquels se trouve Ahmad, va partir à la recherche de livres dans les décombres. Ils sauvent ainsi près de 15 000 ouvrages qu’ils rassemblent dans un abri clandestin, donnant naissance à la bibliothèque de Daraya.
Forcé de quitter Daraya et d’aller vivre à Idlib en 2016, une ville au Nord de la Syrie, l’engagement d’Ahmad, son combat en faveur de la liberté devenu un devoir d’information, et de l’instruction massive commencée avec la bibliothèque, se poursuit. “Après j’ai habité un an à Idlib et j’ai fait de la voiture avec mes amis. Nous avons fait le tour d’Idleb pour aider les enfants à lire et écrire etc… Parce qu’à Idleb la situation est très difficile pour tout le monde.” En effet, la ville qui a accueilli des centaines de milliers de réfugiés depuis le début de la guerre est, aujourd’hui encore, le théâtre de violences extrêmes perpétrées par le régime d’Al Assad. Ces dernières ont même été qualifiées de crimes de guerre voire de crimes contre l’humanité par les Nations Unies. C’est au milieu de ce chaos qu’Ahmad et ses amis tentent de permettre à des enfants de s’instruire, “parce qu’il y a les forces aériennes qui bombardent les écoles et la ville.” Lorsqu’on lui demande si le régime bombarde les écoles alors même que des enfants s’y trouvent, Ahmad répond : “Oui, ils bombardent tout le monde.”
C’est finalement en 2018 qu’Ahmad décide de quitter à son tour la Syrie et part s’installer en Turquie. Là-bas, il travaille en tant que designer graphique avec une organisation syrienne basée en Syrie. Son choix de quitter son pays, voici comment il l’explique : “Il n’y a pas d’universités. Il n’y a pas de futur. Et la situation en Syrie elle passe par beaucoup d’intermédiaires. Il y a beaucoup de pays comme la Russie, les Etats-Unis ou l’Iran qui prennent contrôle de la Syrie.” Pour Ahmad, si la situation en Syrie est si compliquée et semble s’enliser, c’est en grande partie à cause de ces puissances étrangères. Le pays en guerre est devenu le théâtre d’affrontement de leurs intérêts : “C’est très difficile à cause des pays comme l’Iran et la Russie, car les Etats-Unis et l’UE sont partis et les ont laissés dévorer la Syrie”.
Mais même en Turquie, la situation demeure très difficile pour Ahmad qui, en tant que réfugié syrien sans papiers, est obligé d’obtenir une autorisation du gouvernement afin de se déplacer d’une ville à une autre. De plus, Ahmad dépeint une atmosphère presque xénophobe qui le pousse à prendre contact avec l’ambassade française de Turquie en 2020, dans le but d’obtenir un visa. Au bout de six mois, il obtient les papiers l’autorisant à traverser la frontière pour se rendre en France.
Arrivé en France, Ahmad reste d’abord à Grenoble où une famille française l’héberge quelques jours. Il passe ensuite quelques mois à Bordeaux au sein d’une autre famille qui lui permet de faire d’important progrès en français. Ahmad garde une grande affection pour cette famille bordelaise avec qui il est toujours en contact : “je les aime beaucoup parce qu’ils m’ont beaucoup aidé. Je ne les oublierai pas.” Il espère même pouvoir leur rendre hommage en faisant ce qu’il fait de mieux : “j’espère un jour pouvoir faire un petit film qui parle des gens, comme cette famille, qui aident les personnes”. Ce qui marque Ahmad lorsqu’il arrive en France, c’est d’abord la gentillesse des personnes qu’il rencontre : “tout le monde en France est mignon et gentil. Et tout le monde essaye de nous aider, car on ne parle pas bien français”. Mais c’est aussi la facilité avec laquelle il parvient à établir le contact “En France, je peux avoir une connexion avec les Français. En Turquie c’est très difficile.”
C’est au bout de deux mois passés avec la famille bordelaise qu’Ahmad décide de contacter la Maison des journalistes, dont il avait entendu parler alors qu’il était encore en Turquie. Depuis qu’il l’a intégrée, Ahmad cherche à travailler mais aussi à reprendre des études : “Actuellement j’ai besoin des deux. D’un travail et d’étudier.” Il recherche notamment un cours de français à la faculté. Lorsqu’on lui demande s’il aimerait continuer à faire le même travail, Ahmad répond de façon très réaliste : “Non, parce que c’est difficile de faire comme avant, spécialiste média. C’est difficile d’écrire des textes en français. C’est pourquoi j’ai choisi le design qui est plus facile en français et le montage vidéo.”
En effet, Ahmad garde les pieds sur terre et a conscience que même en France, tout n’est pas parfait. Bien qu’il affirme ne jamais avoir été victime de racisme sur le territoire, il a récemment eu une mauvaise expérience lors d’un rendez-vous chez Pôle Emploi : “Cette femme elle m’a dit : « pourquoi tu viens à Pôle Emploi tout seul ? Viens avec quelqu’un qui parle français, arabe. » C’était très méchant.” Par ailleurs, un autre événement récent l’a beaucoup marqué, voire perturbé. “La France a accepté il y a un mois que le régime syrien fasse un centre d’élection dans l’ambassade syrienne. Il est difficile de comprendre pourquoi.” Le 26 mai 2021 ont eu lieu les élections présidentielles syriennes, à l’issue desquelles Bachar el-Assad a été réélu président pour un nouveau mandat de 7 ans, à 95,1 % des voix. Ces élections jouées d’avance, Ahmad ne comprend pas qu’elles aient été autorisées à avoir lieu en France : “c’est très difficile de voir quelqu’un faire une élection non démocratique en France : le pays de la démocratie” alors que l’Allemagne a quant à elle, interdite aux Syriens d’aller voter dans son ambassade. Aux yeux d’Ahmad, la France a accepté la tenue d’élections dont le résultat allait de toute façon jouer en la faveur d’une “machine à tuer”, dit-il en parlant du régime de Bachar el-Assad. “Le gouvernement français accepte que des criminels de guerre et dictateurs fassent une élection en France.” finit-il par ajouter.
Lorsqu’on l’interroge sur un éventuel retour en Syrie, Ahmad confie. Mais cela nécessiterait une amélioration de la situation en Syrie qui semble malheureusement peu probable pour l’instant selon lui.
Interrogé sur les raisons de son pessimisme, Ahmad évoque à nouveau le rôle joué par les puissances étrangères dans l’enlisement de la situation, “Parce que l’Iran et la Russie donnent de l’argent au régime syrien et ils ont aidé le régime à attaquer les gens et la ville. Les Etats-Unis et l’UE ensemble nous ont aidé mais seulement en donnant de l’argent.” Pour lui, un soutien économique ne suffit pas : “nous avons besoin d’être aidés politiquement. Pour la démocratie, pour finir avec les 40 ans au pouvoir de la même famille à la tête du régime syrien…une machine à tuer”. Car le rêve d’Ahmad, et celui de millions d’autres syriens, c’est la liberté et la démocratie. “Et la démocratie est très importante pour tout le monde” rappelle-t-il. “Je n’ai pas confiance en la communauté internationale pour changer les choses. Ils sont entrés en Syrie juste pour se battre contre Al Qaïda, contre les terroristes. Mais le terrorisme c’est aussi le régime syrien.” Selon lui, le régime de Bachar al-Assad ayant tué bien plus de Syriens que les organisations extrémistes, c’est ce dernier qui est “fondamentalement le premier partisan du terrorisme.”
Lorsque Ahmed raconte son parcours difficile, il reste humble et doux. Il est motivé par son désir de faire des progrès en français et fait de nombreux efforts pendant notre échange.
Pour finir, Ahmad a accepté de partager un morceau qu’il aime tout particulièrement. Ce dernier est issu du film musical Les Misérables, réalisé par Tom Hooper en 2012. Ce film, Ahmad l’a vu à de nombreuses reprises pendant le siège de Daraya. Cette chanson fait écho à son histoire, à la situation dans laquelle il se trouvait au sein de cette ville assiégée
“Les paroles, les personnages dans le film, celles des Misérables… Tout me rappelle ma situation dans ma ville, Daraya.”
There’s a grief that can’t be spoken
There’s a pain goes on and on
Empty chairs at empty tables
Now my friends are dead and gone
Here they talked of revolution
Here it was they lit the flame
Here they sang about tomorrow
“And tomorrow never came…” complète Ahmad, alors que la musique joue.