Après deux ans de lutte acharnée entre le gouvernement d’Abiy Ahmed et le Front de libération du Tigré (TPLF), le conflit semble être arrivé à son terme. Le nombre exact de victimes ainsi que le déroulé précis des événements restent cependant à déterminer, la région du Tigré étant fermée aux journalistes depuis 2021. Avec la paix, le retour de la presse est-il désormais envisageable dans la région ?
La MDJ a eu l’opportunité de contacter des journalistes et des défenseurs des médias basés en Éthiopie pour s’enquérir de la situation. Si les violences au Tigré ont fini par s’interrompre, les régions voisines d’Afar et Amhara sont le nouveau théâtre de la cruauté humaine. Des massacres sont par ailleurs toujours signalés dans la région meurtrie par la guerre, la population craignant que celle-ci ne connaisse qu’une courte trêve.
Des dizaines de milliers de morts en deux ans
Le conflit débute en novembre 2020, quand le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed tente d’organiser des élections dans la région du Tigré au nord du pays, dont une partie des habitants réclament l’indépendance. Les autorités régionales défient le pouvoir depuis plusieurs mois déjà et le Premier ministre Ahmed ne compte plus se taire. Accusant le TPLF d’avoir attaqué des bases militaires, le Premier ministre envoie alors l’armée au Tigré. Mais les rebelles armés ne laisseront pas les militaires atteindre la capitale régionale Mekele, les repoussant dès le premier jour.
Les rebelles du TPLF ont ensuite gagné tout le Tigré pour le « libérer » du gouvernement d’Abiy Ahmed. De nombreux témoignages dénoncent des centaines d’exactions commises par l’armée et les rebelles, provoquant la mort de dizaines de milliers de personnes, impliquant des milliers de viols et poussant deux millions de Tigréens à l’exil. La famine menace depuis des mois les 13 millions de Tigréens traumatisés par la guerre, tandis que les destructions d’infrastructures conduisent à de graves problèmes d’alimentation en eau pour de nombreuses villes.
La situation est telle que Médecins Sans Frontières annonce en juillet 2021 stopper ses activités dans la région, à la suite de la mort de trois membres de son personnel le 24 juin. Des centaines d’abus sexuels auraient également traumatisé la population, commis autant par les rebelles indépendantistes que le gouvernement d’Abiy Ahmed, sans pour autant qu’une quelconque couverture médiatique soit assurée. Car si la liberté de la presse était déjà restreinte, les journalistes éthiopiens et étrangers localisés au Tigré sont expulsés à partir de novembre 2021, soit un an depuis le début de la guerre.
Malgré la paix, la presse toujours muselée
Le gouvernement d’Abiy Ahmed a interdit la couverture des opérations militaires au Tigré, Afar et Amhara et a emprisonné les journalistes durant leur reportage, selon des ONG et plusieurs reporters. Nous avons pu contacter la branche africaine du Comité de Protection des Journalistes, une ONG internationale, qui nous a indiqué « qu’il n’y a aucune assurance sur un retour sécurisé des journalistes au Tigré ou de l’ouverture de possibles enquêtes sur les crimes qu’ils auraient subi. » Ils nous ont également informés de la libération de trois journalistes de la chaîne Tigray TV, « mais deux autres sont toujours en détention », selon Mythoki Mumo, responsable de la branche sub-saharienne du CPJ.
Le traité de paix entre l’autorité fédérale éthiopienne et les rebelles tigréens a été signé le 2 novembre 2022, officialisant le désarmement du TPLF. Les autorités fédérales travaillent désormais au rétablissement du courant électrique, à l’acheminement de l’aide humanitaire dans les zones en proie à la famine, et à la récupération des armes lourdes utilisées par le TPLF. L’armée fédérale et les forces étrangères (Erythrée) sont également invitées à se retirer du pays dans le cadre de l’accord de paix.
Un retour apparent à la normale, car de nombreuses interrogations demeurent en suspens sans le travail des acteurs des médias. Certains hommes et femmes ont néanmoins tenté d’apporter quelques informations aux Éthiopiens et à la communauté internationale.
Parmi ces lanceurs d’alerte, Solomon Weldegerima et Isaac Welday, deux journalistes d’investigation qui ont révélé les noms des prisonniers au grand public, bien que les services de communication au Tigré ne soient que partiellement rétablis.
Solomon Weldegerima est un journaliste tigréen qui travaillait dans un média régional avant la guerre. Il a fui sa maison lors des assauts répétés non loin de son domicile, étant une cible privilégiée en tant que journaliste. Pour lui, ses collègues et lui-même auront bientôt à nouveau accès au Tigré, dans les zones contrôlées par le gouvernement fédéral et les forces internationales. « Par contre, ils n’accèderont pas aux zones sous le joug du TPLF. » Solomon explique « se battre pour la vérité » et n’avoir peur d’aucun des belligérants. Pour lui, « la paix ne pourra revenir au Tigré tant que le TPLF », qu’il n’hésite pas à qualifier de « groupe terroriste », restera au pouvoir.
Solomon ne vit plus au Tigré depuis deux ans, mais à la frontière de la région où il est parvenu durant cette période à obtenir des informations sur la guerre depuis l’intérieur. Le reporter n’a qu’un seul but : montrer les atrocités commises tant par l’armée et le TPLF, ainsi que de combattre la « propagande » des rebelles dans la région. Sa dernière excursion, dont il ne tient pas à communiquer la date exacte, a duré deux jours. Il obtient ses informations de la part de locaux ayant encore une connexion internet, bien que très faible, « principalement de travailleurs pour des ONG ou d’associations humanitaires. J’inclus des personnes soutenant l’action gouvernementale et ceux considérant que le TPLF est à l’origine de la guerre. Quelques combattants anti-TPLF m’ont également parlé. Nombre d’entre eux n’ont pu échanger avec moi qu’avec le rétablissement des services de communication du gouvernement. »
Pas un mot sur les exactions de l’armée du Premier ministre Abiy Ahmed, qui selon de nombreux observateurs extérieurs aurait participé à des raids meurtriers et des campagnes de viols de masse, ainsi que bloqué l’acheminement de l’aide humanitaire. « Le TPLF a été le premier en déclarant la guerre lors d’une attaque-éclair fomentée par le leader Seque Turea. Ils doivent être tenus entièrement responsables de la guerre. Des exactions ont cependant été commises par les deux camps, et tous les individus y ayant participé doivent être arrêtés et jugés. »
« Je ne pouvais pas me déplacer librement, j’étais terrorisé par les rebelles. Ils menacent quiconque ne supportant pas leur version des faits et les considèrent comme des ennemis du Tigré à abattre. »
Il raconte avoir subi du chantage de la part du TPLF du fait de son statut de journaliste, comprenant la fuite de ses informations personnelles. Cela ne l’arrête pas pour autant : « un proverbe éthiopien dit : hilmi ferihka leydekeska aytihedry, tu ne peux pas dormir sans être effrayé par un rêve. Le mien est d’exposer la vérité. Je sais que le TPLF est dangereux, mais tant que je me bats pour mon peuple, le risque en vaut la peine. »
Le journaliste affirme que quelques journalistes « gouvernementaux et indépendants » pourront bientôt avoir le droit de se rendre à nouveau au Tigré, « notamment dans les régions sous le contrôle de l’ENDF, l’armée éthiopienne : Welkayt, Shre, Adwa, Aksum, Raya demeurent accessibles. »
Il confirme également « les atrocités commises par les rebelles : les viols de masse, les vols et les destructions » sont monnaie courante depuis deux ans au Tigré, « mais également dans les régions voisines d’Afar et Amhara. »
La propagande, ennemi numéro un de la presse
Solomon le répète à plusieurs reprises lors de notre entretien, la propagande intense du TPLF nuit à la compréhension des événements au sein-même de la région, divisant d’autant plus la population. Depuis deux ans, « je lutte contre les rebelles à travers le debunkage de fake news, afin de permettre à mon peuple et à la communauté internationale de faire la pleine lumière sur la guerre. Nous devons réaliser la gravité du danger que représente le TPLF. » Il espère pouvoir bientôt pouvoir retourner librement chez lui. Il a par ailleurs décidé de lancer son média afin de diffuser ses propres informations.
Isaac Welday, autre journaliste indépendant, avait rapporté aux médias l’arrestation de cinq journalistes tigréens en mai et juillet 2022 par les autorités fédérales pour avoir couvert les événements dans la région. Il nous confie avoir travaillé pour le gouvernement d’intérim, peu avant le début de la guerre.
Il a par la suite quitté son travail pour se consacrer entièrement à sa vocation de journaliste. « Je veux rétablir la vérité, je ne suis dans le camp de personne », assure-t-il au téléphone. « A trois reprises, j’ai été arrêté par le gouvernement fédéral et placé en garde-à-vue. » Pour lui, les rebelles comme le gouvernement « sont des tortionnaires. Ils sont anti-journalistes et contre tous les acteurs de la paix », civils ou non.
Pour le directeur du bureau Afrique de Reporters sans frontières Sadibou Marong, le discours n’est pas aussi tranché. « L’accord de paix est un bon signe pour l’avenir, notamment pour une meilleure circulation des informations et des journalistes dans le pays. Mais il y a toujours la crainte des représailles, nombre de journalistes préfèrent rester en sécurité à l’étranger. Il appartient aux autorités de travailler sur leur retour et leur donner des garanties. » Le plus grand problème réside selon lui « dans le contrôle du narratif de la guerre, c’est-à-dire la propagande et la désinformation sur les réseaux sociaux qui ont été repris par les médias. »
L’ONG lutte depuis le début de la guerre contre cette propagande, « que l’on retrouve autant au sein du TPLF et du gouvernement fédéral. Les autorités parlaient d’opération de sécurisation mais c’était véritablement une guerre » à dénoncer. « Le TPLF et le pouvoir central sont coupables d’exactions et des détentions arbitraires. Dès lors que la guerre a éclaté nous avons assisté à des assassinats et détentions de journalistes. Certains étaient accusés de faire la promotion du terrorisme et étaient condamnés à la peine de mort. D’autres étaient persécutés par les autorités fédérales et ont dû s’exiler à l’étranger ou demander une assistance. »
La paix est signée entre les parties depuis de 2 novembre 2022 seulement, soulignant sa fragilité. Malgré les violences qui perdurent dans les régions voisines d’Afar et Amhara, les Unions africaine et européenne tentent d’entériner l’accord de paix, à l’instar de la cheffe de la diplomatie étrangère Catherine Colonna les 12 et 13 janvier. Elle était accompagnée de son homologue Annalena Baerbock et du président de la Commission africaine, Moussa Faki. Le bilan total des victimes demeure inconnu, du fait de la faible documentation malgré l’effort des quelques journalistes restés sur place. Le rapatriement des exilés, le comptage et traitement judiciaire des crimes commis durant ces deux années, l’avenir du TPLF et du Tigré restent des problématiques sans solutions, que les multiples parties doivent encore discuter.
Crédits photo : Solomon Weldegerima, Unsplash.
Maud Baheng Daizey