Du 24 au 25 juin, le chef de la milice paramilitaire Evgueni Prigojine a lancé une offensive en Russie à la surprise générale, prêt à s’emparer de Moscou. Mais moins de 24 heures plus tard, Prigojine a finalement accepté de faire demi-tour après un accord avec Poutine. Cette tentative de coup d’Etat a fait couler beaucoup d’encre, tant à l’étranger qu’en Russie : comment les médias d’Etat et la presse indépendante russes ont-ils analysé le sujet ?
Mais quel était le véritable objectif de Prigojine avec cette attaque, dont seuls les dégâts matériels sont connus ? Pour comprendre l’imbroglio, il faut remonter à l’origine-même de la création de Wagner, en 2014.
Bien qu’elle opère pour servir « les intérêts de la Russie » en Ukraine et dans plusieurs pays d’Afrique, la milice Wagner n’a sur le papier aucune légitimité. En Russie, les sociétés militaires privées sont illégales.
Depuis janvier 2023, les Etats-Unis considèrent même Wagner comme « organisation terroriste. » Malgré cela, Prigojine continue d’opérer au nom du Kremlin à l’étranger.
Mais depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2021, les relations entre la milice et l’Etat s’effritent. Evgueni Prigojine réclame plus de reconnaissance et d’indépendance, accusant les autorités de tuer ses hommes, s’attirant l’ire du président russe.
« Une atmosphère d’incertitude » en Russie
Des tensions entre les deux hommes cristallisées durant le week-end du 24 au 25 juin, où les troupes Wagner se sont emparés de la ville de Rostov et ont menacé de prendre Moscou. Le directeur de l’école de journalisme Mohyla à l’université nationale de Kiev, et cofondateur du site « StopFake.org », Yevhen Fedchenko a accepté de répondre à nos questions. Fier d’une vingtaine d’années d’expérience dans le journalisme, l’Ukrainien se concentre aujourd’hui sur le signalement des fakes news, notamment russes et ukrainiennes.
Selon lui, la couverture médiatique russe a été « très incertaine » du début jusqu’à la fin de l’insurrection. Il évoque le « bruit de l’information » pour parler de la couverture de la rébellion de Wagner et de l’invasion russe en Ukraine : pléthore d’informations inondant les réseaux sociaux russes (Telegram) ainsi que les médias, sans que des conclusions concrètes ne soient tirées.
Yevhen Fedchenko n’hésite pas à parler de « fausse rébellion » de la part de Prigojine, qui tentait de sauver Wagner « car il se savait en faible posture. » S’il avait vraiment voulu prendre le pouvoir, « Prigojine aurait réussi. Je pense qu’il a voulu s’introduire sur la scène internationale, faire de lui-même un nouveau partenaire pour les pays étrangers qui n’apprécieraient pas Vladimir Poutine. »
Car avant qu’il n’envahisse l’Ukraine, Poutine était vu comme un président « prévisible » et consistant. Aujourd’hui, l’image n’est plus la même et les médias « ne semblent plus aussi assurés de prendre sa défense », affirme Yevhen Fedchenko.
Toujours selon le journaliste ukrainien, les médias russes auraient « amplifié » ce message, où les Russes et la communauté internationale doivent choisir « entre Poutine et Prigojine dans un futur incertain. » Car « si les mercenaires sont capables de s’emparer de certaines villes et du pouvoir, cela signifie que Poutine n’a pas le contrôle total du pays. »
Toutefois, il y a bien un fil rouge dans la couverture médiatique russe, à savoir la « surprise et l’incertitude » : si auparavant les médias mettaient en avant l’autorité totale de Poutine, ils ont opéré un changement d’attitude avec l’incident Wagner. Tout d’abord, « les journalistes Russes reçoivent toujours des directives quant à leur couverture médiatique. Mais lors de la rébellion de Wagner, le Kremlin n’a pas eu le temps de le faire, les laissant dans le flou. »
Presse d’état : Poutine donne le « la »
« Qui devaient-ils soutenir ? Poutine ou Prigojine ? » Ils ont alors choisi une forme de « neutralité », en ne donnant que des informations générales relayées sur Telegram. Les mots « insurrection, rébellion, mutinerie » n’ont pas été utilisés, mais plutôt des « euphémismes » comme le note le fondateur de « StopFake », notamment en évoquant des « problèmes » et « tensions » entre Poutine et Prigojine.
La méfiance régnait du 24 au 25 juin : toute l’opération « aurait pu s’agir d’un faux coup afin de débusquer des traitres », tant dans les rangs de Wagner que dans les médias du pays. Et si Wagner était parvenu à prendre réellement le pouvoir, leur défiance aurait pu signer la fin de leur journal.
Certains médias, notamment Komsomolskaïa Pravda, n’ont pour autant pas hésité à parler d’insurrection dès le dimanche 25 juin, le lendemain de la première prise de parole de Vladimir Poutine. Le président russe avait alors promis que les « traîtres à la Nation » seraient punis et évoqué un « coup de poignard dans le dos » de la part de Wagner.
Aujourd’hui, les journaux n’hésitent plus à parler de « mutinerie » et « rébellion ratée », à l’instar de Rossiyskaya Gazeta (journal d’Etat), après l’allocution de Vladimir Poutine aujourd’hui et une fois le ton donné. Mais le sujet demeure néanmoins très peu documenté pour certains quotidiens, notamment Izvestia : seulement une poignée d’articles sur la rébellion ont été écrits, et le nom de Wagner y est très peu évoqué, avec un discours plus clément.
Le quotidien évoque par exemple la « bravoure et le courage » des soldats Wagner en Ukraine et en Afrique, rappelant que la rébellion « n’est pas allée jusqu’au bain de sang fratricide » et que la guerre civile a été évitée. Pas de critique ni d’interrogations pour ces quotidiens, simplement soulagés de la résolution du conflit.
Alors, Evgueni Prigojine murmure-t-il toujours à l’oreille de Vladimir Poutine ? Rien n’est moins sûr. Le chef de la milice paramilitaire est arrivé hier après-midi en Biélorussie avec quelques-uns de ses hommes, et a assuré que les opérations de Wagner en Ukraine et en Afrique ne seraient pas interrompues. Reste à savoir si la clémence de Poutine durera éternellement.
Maud Baheng Daizey