Lundi 23 octobre, le Rapporteur Spécial de l’ONU en Haïti a publiquement dénoncé la hausse des violences en Haïti, alors que 5 millions d’habitants ont besoin d’assistance humanitaire. Dans l’ouest du pays et à la capitale, les gangs font régner le chaos et terrorisent la population. Entre janvier et octobre 2023, plus de 2 800 personnes auraient été tuées. Les médias locaux tentent tant bien que mal de couvrir les événements mais ne bénéficient d’aucun soutien, et beaucoup de journaux télé, radio et papier ont dû fermer boutique. Avec une telle insécurité, comment garantir la pratique du journalisme ?
L’ONU a validé l’envoi de forces internationales pour maintenir l’ordre, sans qu’il n’y ait plus d’avancées. Les frontières restent fermées à la circulation des hommes avec la République dominicaine, qui avait pris cette décision le 15 août dernier, face à la recrudescence de violence. Plus de 200 000 Haïtiens ont dû fuir les villes, en particulier Port-au-Prince, et ont perdu leur logement. Un millier d’hommes du Kenya devaient être envoyés pour rétablir l’ordre (sous l’égide de l’ONU), mais les parlementaires du pays ont suspendu la décision, de crainte d’ingérence étrangère. Suspension confirmée par un tribunal kenyan le 24 octobre dernier, laissant Haïti se débrouiller seule.
Mais la capitale n’est pas la seule à être menacée : les multiples attaques dans la région rizicole de l’Artibonite font craindre une perte des récoltes, dans un pays où plus de 100.000 enfants sont en état de malnutrition sévère. « De plus en plus de parents ne parviennent plus à nourrir convenablement leurs enfants ni à leur prodiguer les soins appropriés, et l’escalade terrible des violences perpétrées par les groupes armés les empêche de se rendre dans les centres de santé », selon le Représentant de l’UNICEF en Haïti, Bruno Maes.
Près de 30 places perdues dans le classement RSF en un an
Pour le site d’informations en ligne Haïti Libre, fondé dans les années 2000, la situation critique pèse sur l’objectivité des journalistes. « L’information diffusée par nos médias haïtiens est fortement influencée par les aspects commerciaux, la pression de divers groupes d’intérêts, la crainte de représailles politiques, sans parler des menaces de mort ou d’enlèvement. De plus, ne le cachons pas, nos médias dans ce pays souffrent d’un manque criant de ressources qualifiées et doivent, de surcroît, exercer leur mission d’information dans une situation post-séisme, ce qui ajoute beaucoup de stress quotidien. »
Anderson D. Michel, journaliste haïtien et réfugié politique en France, a accepté de répondre à nos questions. Bien qu’exilé, cet ancien résident de la MDJ continue à travailler pour plusieurs médias, mais officieusement « car ma situation peut mettre mes proches en difficulté sur place. » Il collabore aussi avec l’École de la Radio et Guiti News. « C’est également complexe pour mes collègues de collaborer explicitement avec moi, ce pourquoi je reste dans l’ombre. »
Classé 99e sur 180 du classement RSF, Haïti est devenu ces dernières années un pays où il ne fait pas bon vivre pour les journalistes. Premier obstacle de taille à l’accomplissement du travail d’Anderson, les menaces qui pèsent sur lui et ses confrères. Selon lui, « les journalistes haïtiens ne sont pas protégés par les lois, contrairement aux européens. » Si Haïti est bel et bien dotée de l’article 28.1 de la Constitution de 1987 garantissant l’exercice du journalisme, la protection de la liberté de la presse est plus ténue. Aucun article de loi ne la garantit explicitement, elle ne s’exerce que par la liberté d’expression.
« Cela devient très précaire pour mes confrères et consœurs au niveau juridique et économique », en plus des pressions et de la censure. Lui-même s’y soumet volontairement pour protéger sa famille, de nombreux sujets demeurant tabous : la corruption des juges, les gangs, la sécurité… Les journalistes sont « libres » d’en parler (ou plutôt libres de s’exposer), mais pas n’importe comment s’ils ne veulent pas risquer leur vie.
« Cinq à six journalistes sont tués tous les ans. Récemment, la journaliste émérite Marie Lucie Bonhomme a été enlevée puis libérée quelques heures après, sans qu’il n’y ait d’enquête ouverte ni même d’explications. Et ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres : pas un seul crime envers les journalistes n’a été puni depuis plusieurs années. »
Anderson est formel, « le simple fait de sortir représente un risque mortel : nous sommes la cible des gangs, des politiques et parfois même de la police. Les violences peuvent être des agressions, des critiques, voire de la censure. » Lui-même se soumet volontairement à la censure pour protéger sa famille. « Certains policiers appartiennent à un gang ou fraternisent avec ces derniers, nous ne pouvons avoir confiance ni nous tourner vers personne. » Un fait déjà rapporté par le Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH) basé en Haïti.
« La Police nationale d’Haïti (PNH) ne pourra obtenir des résultats durables que lorsque la sécurité publique sera rétablie et que l’Etat reprendra ses fonctions, en particulier dans les quartiers défavorisés où sévissent les gangs », a pour sa part déclaré Maria Isabel Salvador, Rapporteur Special de l’ONU ce 23 octobre.
La précarité économique, sociale et sécuritaire des journalistes
Des attaques que Radio Télé Zénith, média d’opposition au pouvoir, a violemment expérimenté. « Il a été la cible d’une attaque armée de plusieurs individus cagoulés. Le local a été criblé de balles et les journalistes employés ont décidé de prendre la fuite, faute de protection. » Il existe « plus d’une centaine de groupes armés dans le pays, principalement basés à Port-au-Prince, qu’ils contrôlent à 80%. »
Aux agressions, la censure et à l’absence de protection juridique, s’ajoute la précarité économique des acteurs de la presse : « beaucoup vont sur le terrain sans équipement, qu’ils ne peuvent pas acheter », confie Anderson. « La plupart de mes collègues gagnent moins de 200 euros par mois en tant que journaliste. Il est devenu impossible de vivre de son métier ou de réaliser certains reportages. Ils sont en situation d’extrême précarité », appuie-t-il d’une voix ferme.
C’est bien pour toutes ces raisons qu’il considère qu’il « n’y a pas de liberté de la presse en Haïti : non pas parce qu’il n’y a pas de médias, mais bien parce que les journalistes ne sont pas libres dans leur travail et mouvements. »
Même son de cloche pour Mederson Alcindor, ancien journaliste reporter pour Radio Nativité Internationale à Port-au-Prince. Il est aujourd’hui rédacteur en chef adjoint de l’agence Clin d’œil Info (CDI), et rédacteur HIP (Haiti Info Pro). Il affirme privilégier le télétravail pour des questions de sécurité. « Je me déplace s’il y a un évènement d’intérêt général (conférence de presse du gouvernement ou d’autres officiels, interview avec des sources clés, couverture de manifestation entre autres). »
« Dans les zones contrôlées par les hommes armés, il est très difficile voire impossible parfois pour les travailleurs de la presse de pratiquer ou d’avoir accès à certaines informations. Et depuis la dégradation du climat sécuritaire, un nombre incalculable de travailleurs de la presse ont quitté le pays. »
« La conjoncture sociopolitique, économique et sécuritaire d’Haïti n’est pas sans conséquence sur les médias car les entreprises commerciales sont frappées de plein fouet par la crise multidimensionnelle et alarmante. Les médias pour lesquels je travaille ne sont pas exempts », conclut tristement Mederson Alcindor.
Des gangs désormais populaires
Comme si les difficultés des journalistes n’étaient pas assez grandes, la croissante popularité de certains membres et chefs de gang commence à peser lourdement dans l’opinion publique. Y voyant une certaine légitimation, les bandits n’hésitent pas à se mettre en scène dans des clips musicaux enregistrant des milliers de vues et d’abonnés. « Ils sont sur tous les réseaux sociaux : Twitter, Tik Tok, Facebook… Ils ne se cachent pas, dévoilent leur visage, car ils vivent dans l’impunité la plus totale. Certains sont devenus des blogueurs ou des stars des réseaux sociaux ! » A l’instar d’Izo Lucifer, accusé de multiples assassinats mais avec 80.000 abonnés sur Tik Tok.
Pourtant, les journalistes haïtiens continuent d’accomplir leur travail malgré les difficultés. « Ils font du journalisme par vocation, alors qu’il n’y a rien pour encourager les jeunes à faire ce métier maintenant. Être journaliste en Haïti c’est être un héros, car tu sais que ta vie est en danger sitôt que tu prends un micro. Le prix de l’info en Haïti est payé par la vie de plusieurs journalistes », conclut Anderson.
Crédits photos : © Sergey Nemirovsky, © Cindy Régis Page Facebook.
Maud Baheng Daizey