Mercredi 15 novembre, la Maison des journalistes a accueilli le PEN Club Français pour une table ronde, à l’occasion de la journée mondiale des écrivains en prison. Orienté sur la liberté de la presse, l’événement a réuni des journalistes, écrivains et défenseurs de la liberté d’expression des quatre coins du monde. Parmi eux, l’émérite sociologue et écrivaine turque Pinar Selek, « harcelée par la justice de son pays » depuis plus de vingt-cinq ans.
Cette journée mondiale des écrivains emprisonnés a été instaurée en 1981 par le PEN Club international et est commémorée chaque année. La Maison des journalistes, qui accueille en ces murs des journalistes ayant parfois été incarcérés pour leur travail, est particulièrement concernée par cette journée. « C’est avec un immense plaisir que nous accueillons cette table ronde », a introduit Darline Cothière, directrice de la MDJ. « La MDJ, qui héberge et accompagne des journalistes depuis 20 ans, sait combien il est important de remuer la plume dans la plaie. Une telle table ronde à la MDJ avait donc tout son sens et ne pouvait être manquée. »
Des centaines d’écrivains et journalistes morts ou emprisonnés en 20 ans
« Depuis 2004, 699 écrivains et journalistes ont été attaqués, emprisonnés et harcelés », explique le président du PEN Club Français, l’auteur Antoine Spire. Il a ouvert la table ronde en citant quelques noms d’écrivains persécutés, notamment celui de María Cristina Garrido Rodríguez (emprisonnée à Cuba), ainsi que celui du Marocain Soulaimane Raissouni. Parmi ces 700 personnalités, 12 ont disparu et 28 ont été tuées. « Nous avons décidé de nous réunir à la Maison des journalistes car il s’agit d’un lieu hautement symbolique, qui donne l’asile à ces journalistes pourchassés pour avoir voulu faire leur métier. »
Mais aujourd’hui, la MDJ n’accueillait pas uniquement des journalistes. Autour de la table, Maryna Kumeda, autrice de Journal d’une Ukrainienne, ainsi que la poète ukrainienne Anna Malihon et la journaliste activiste Asal Abasian. Mais la première à s’emparer du micro fut Pinar Selek, mondialement reconnue pour ses travaux sociologiques sur la société iranienne et ses opprimés : les femmes, les personnes transsexuelles, les Kurdes.
Chacune de ces femmes ont évoqué la nécessité du soutien de la communauté internationale envers les écrivains, et plus largement les intellectuels, harcelés ou emprisonnés. Sans cette communauté, leurs chances d’être libérés sont considérablement amoindries. A travers leurs expériences et celle relatée de leurs camarades, les journalistes et écrivains de la table ronde ont pu revenir sur l’importance des mobilisations étrangères, et sur soutien sans faille envers leurs confrères emprisonnés.
Ecrivaine et chercheuse, Pinar Selek a été accusée de terrorisme après s’être penchée sur le sort des Kurdes. Elle est arrêtée en 1998 par les autorités mais refuse de donner les noms des Kurdes ayant témoigné pour elle. Ses travaux sur la violence armée de l’État turque avaient également provoqué l’ire du gouvernement, à l’origine d’un harcèlement judiciaire s’étalant sur 25 ans.
Réfugiée en France depuis 2011, Pinar Selek n’a jamais cessé de militer pour la paix, publiant des ouvrages pour préserver cette dernière. Particularité juridique de son pays, Pinar Selek a été acquittée à 4 reprises entre 2006 et 2014 par la justice. En janvier 2023, la Turquie émet un mandat d’arrêt international contre sa personne. Engagée dans les droits fondamentaux en France, elle est désormais une fervente militante du PEN Club français. Son nouveau roman, Le chaudron militaire turque, vient de paraître aux Editions des femmes.
Elle s’est exprimée sur « la banalisation des violences » politiques dans le monde, dont elle est un des innombrables exemples. Malgré son dernier acquittement en 2014, Pinar Selek a dû assister, impuissante, à la réouverture de son dossier par la Cour suprême de Turquie. Qualifiant son procès « d’une autre époque », Pinar Selek est théoriquement attendue au tribunal pour l’été 2024 à Istanbul. Elle risque la perpétuité.
A ses côtés, les ukrainiennes Maryna Kumeda, résidant en France depuis 17 ans, et Anna Malihon, réfugiée depuis moins d’un an et auteur de huit livres. Elle relate avoir été ballotée avec son fils depuis 2022, après l’invasion de l’Ukraine. Pour elle, la solidarité internationale envers les écrivains et journalistes permet de sauver des vies, à l’instar du réalisateur ukrainien arrêté en Crimée Oleg Stenstov. Arrêté en 2014 alors qu’il manifestait contre l’annexion de sa Crimée natale, il avait été condamné à 20 ans de prison pour terrorisme lors d’un procès expéditif russe en 2015. Incarcéré dans une prison du nord de la Russie, Oleg Stenstov avait bénéficié du soutien de plusieurs ONG (Amnesty, RSF), gouvernements occidentaux, écrivains, cinéastes et acteurs de l’étranger.
En septembre 2019, le cinéaste est inscrit sur une liste d’échange de prisonniers avec l’Ukraine, signant la fin de son incarcération. « Sa libération est due au soutien étranger et notamment la France. Aujourd’hui, il fait partie d’une unité de l’armée en première ligne, comme bon nombre d’intellectuels, acteurs et scientifiques. » Certains meurent sur le front, d’autres dans leur maison bombardée.
« Je veux dédier une chaise vide à Victoria Amelina, auteur d’un livre sur les crimes commis par la Russie, et qui a été tuée fin juin par un missile russe », insiste Anna Malihon d’une voix ferme. Elle n’hésite pas à parler de « génocide intellectuel » des Ukrainiens, arguant que le pays a déjà connu des épisodes similaires. Le 3 novembre 1937, plus de 200 intellectuels ukrainiens sont assassinés par les soviétiques, privant le pays d’élite intellectuelle de l’époque. « Nous appelons cette génération « la renaissance fusillée » car l’Ukraine profitait depuis quelques années d’une plus grande liberté créative », rappelle la poète.
Cri du cœur des intellectuels iraniens
Asal Abasian, activiste queer iranienne, a été contrainte de quitter son pays en octobre 2021. Ayant fait partie de la promotion 2023 de l’Initiative Marianne, elle aspire aujourd’hui à continuer son combat en France et dénoncer les exactions du régime iranien.
Elle explique durant la table ronde qu’elle est triplement victime du régime, étant queer, femme et journaliste. « En Iran, j’ai été accusée et interrogée à plusieurs reprises sur mes activités, ce qui m’a forcé à fuir le pays en 2021 pour Istanbul, puis à venir à Paris » où l’Initiative Marianne lui a permis de laisser libre cours à son activisme. Bouleversée par la mort de Mahsa Amini, Asal Abasian se bat pour les droits des femmes et de la communauté LGBTQI+ depuis de longues années. Elle compte par ailleurs rejoindre le PEN Club français dans les prochains mois.
« Comme vous le savez, à l’annonce choc du meurtre de Mahsa Amini », arrêtée car son voile ne couvrait pas tous ses cheveux, « deux de mes collègues ont été emprisonnées pour 25 ans pour avoir donné les noms des hommes qui l’ont tué », explique Asal Abasian en lisant une lettre qu’elle a préparé à cette occasion. En Iran, « nous avons certes la liberté d’expression, mais pas la liberté d’après », assène-t-elle avec conviction.
« Cette histoire n’est pas juste celle des écrivains de la capitale, le régime détient au moins quatre journalistes et écrivains dans la prison d’Evin, au nord du pays. Chers collègues et écrivains, je vous conjure de ne pas oublier les prisonniers et toutes les autres victimes des droits humains en Iran. Le régime islamique continue de museler la population, ne nous laissez pas seuls dans cette lutte. Ne nous oubliez pas : racontez-nous. »
Une supplication entendue par toutes les personnes présentes, et qui l’ont longuement applaudie. Des rencontres et échanges chargés d’émotions et surtout animés par la même cause, la même passion : la quête constante de vérité. Une quête que la Maison des journalistes soutiendra toujours aux travers de ses actions et au sein de ses murs.
Crédits photos : Chad Akhoum, Banksy.
Maud Baheng Daizey