Le Zagros Film Festival a marqué une première mondiale en devenant le premier festival de films kurdes entièrement en ligne. Cumulant plus de 172 000 spectateurs, l’initiative a été un vrai succès. Les kurdes, se voyant régulièrement interdire jusqu’à l’usage même de leur langue, ont encore moins la chance de faire briller leur patrimoine cinématographique lors d’événements publics dans les pays dans lesquels ils vivent. C’était sans compter l’initiative de l’association des Cinéastes Kurdes de Paris (KOSÎ). Simon Suleymani, coordinateur du festival, nous parle des enjeux autour du cinéma kurde et de sa diffusion.
Quoi de mieux qu’un film pour tenter de saisir l’essence d’une identité, des coutumes, d’une tradition esthétique ou culturelle ? Dans le cas des kurdes, il permet de capturer des réalités souvent méconnues, de mettre en lumière les défis auxquels ce peuple est confronté sous une perspective cinématographique, poétique, et politique. Il permet de découvrir un cinéma certes marginalisé, mais avant tout des films qui explorent des thématiques universelles, tout en s’ancrant dans des réalités kurdes.
Comme le disait James C. Scott dans sa théorie des « armes des faibles », les populations opprimées développent des stratégies indirectes de résistance pour contester l’hégémonie de groupes plus puissants, en l’occurrence ici des Etats, qui bâillonnent les identités kurdes. Le cinéma s’inscrit dans cette logique en servant d’outil de contestation et de subversion, surtout lorsqu’on sait à quel point ces expressions kurdes peuvent être censurées. Le mot « faible » ici exprime bien la notion « d’opprimé » et non pas l’idée de faiblesse au sens premier du terme. Mais ça, tout le monde l’avait compris.
Avec plus de 173 000 participants, le Zagros Film Festival est un succès. L’auriez-vous envisagé ?
Tout d’abord, je tiens à vous remercier, la Maison des Journalistes et L’œil de la Maison des Journalistes, pour cette interview. Pour être honnête, je ne m’attendais pas à un tel intérêt de la part du public. Une fois le projet terminé et les films sélectionnés, je disais que j’aurais été très heureux si un millier de personnes regardaient chaque film : je m’attendais à un total de visites d’environ 20 à 30 000 personnes. Mais il y a eu un intérêt incroyable depuis le jour où j’ai annoncé le festival pour la première fois sur les réseaux sociaux. En fait, dès le deuxième jour, notre site Web a commencé à saturer et nous avons dû trouver une solution technique. Au total, 173 000 visiteurs sont venus au cours du mois, dont 107 000 ont regardé tous les films. Des chiffres énormes pour un festival de cinéma. Un résultat incroyable, notamment pour les Kurdes, nation dont la langue et la culture sont interdites. Je ne m’attendais pas à cela et j’en suis très content.
Pourquoi avoir choisi le format en ligne ? Qu’est-ce qui a motivé ce choix ?
Les Kurdes sont une nation envahie, divisée en quatre parties et soumise à une oppression distincte dans chacune d’entre elles. Il ne nous est pas possible d’organiser un par exemple un festival de cinéma ou tout autre événement culturel dans notre propre ville, dans notre propre pays. En fait, jusqu’à présent, tous les festivals organisés en kurde ont été soit censurés, soit interdits. La seule façon de surmonter cette logique qui nous interdit notre langue et notre art dans notre propre pays, et ainsi de briser les frontières qui divisent notre nation, était de diffuser ce travail en ligne. Lorsque vous organisez un événement sur Internet, vous pouvez toucher tous les Kurdes et même d’autres personnes dans le monde entier en même temps. Je voulais profiter de cette opportunité offerte par la technologie et apporter ma contribution au cinéma kurde.
En quoi ce festival constitue-t-il un symbole important pour la cause kurde ? La programmation, qui met à l’honneur aussi bien des films anciens que contemporains, semble traduire une volonté de mettre en avant l’identité kurde sur un temps long. Pouvez-vous nous parler de cela plus en détail ?
Il n’a pas été facile de trouver et choisir les films puis de convaincre les réalisateurs. Le problème n’était pas seulement de choisir un film, mais aussi de choisir un film adapté. Car le cinéma, inventé depuis plus de cent ans, n’a pas encore pleinement atteint le Kurdistan. Les réalisateurs kurdes ne peuvent pas faire de films en kurde; ils sont partout confrontés à la censure et à l’oppression. Il est difficile d’écrire un film en kurde, il est difficile de trouver un budget pour, il est difficile de constituer une équipe une fois que l’on a trouvé un budget, et il est encore plus difficile de publier son film et de le présenter au public. En bref, faire des films au Moyen-Orient et au Kurdistan divisé est devenu plus difficile que l’invention même du cinéma. J’ai d’abord choisi des films sur le thème de la frontière, qui a toujours été un problème présenté dans le cinéma kurde. J’ai ensuite convaincu les réalisateurs de m’accorder l’autorisation de diffusion et j’ai ajouté des sous-titres en anglais. Chaque processus avait ses propres difficultés. De plus, la première version de quoi que ce soit est toujours plus difficile. Bien que ce fût couteux, je suis très content du résultat. J’ai organisé un festival, j’ai brisé les frontières entre les Kurdes et j’ai attiré l’attention sur le Kurdistan divisé et fragmenté.
Comment s’est faite la sélection des films diffusés pendant le festival ?
Comme il n’y avait pas de compétition au festival, j’ai choisi les films autour d’un thème et j’ai contacté les cinéastes un à un et leur ai demandé de soumettre leurs films au festival. Normalement, les festivals ne fonctionnent pas comme ça. Mais rien ne peut être normal pour nous, Kurdes, nous sommes une nation sous occupation.
Comment la narration cinématographique peut-elle contribuer à préserver la mémoire collective et l’histoire des Kurdes, surtout dans un contexte où leur histoire est souvent marginalisée ou effacée ?
Le cinéma offre une surface infinie à la créativité humaine. Il rassemble en son sein les différentes disciplines artistiques, les fusionnant dans une œuvre intellectuelle aux multiples facettes, qui transcende les frontières traditionnelles de l’art. Même un seul film peut expliquer au monde entier la situation actuelle des Kurdes. Mais c’est un art très coûteux. Vous pouvez écrire le plus beau poème ou le plus beau roman du monde avec un stylo et du papier, vous pouvez réaliser la plus belle sculpture avec un marteau, mais vous ne pouvez pas tourner un film avec un seul outil. Une infinité d’autres aspects sont nécessaires. Naturellement, vous pouvez préserver l’histoire et la mémoire d’une nation grâce au cinéma et même les transmettre à la génération suivante. Par exemple, le monde entier a connu l’Holocauste grâce au cinéma. Aujourd’hui, grâce au cinéma, la plupart des gens ont pu constater que les femmes kurdes ont éliminé la menace que constituait Daesh, qui effrayait le monde entier.
Comment le festival permet-il de faire dialoguer les différentes cultures kurdes ?
Une autre particularité de ce festival était qu’il reflétait toutes les identités kurdes. Les Kurdes sont une nation qui utilise 4 dialectes différents et 3 alphabets différents. Dans ce festival, il y avait des films de toutes les régions, de tous les dialectes et de tous les alphabets. Il reflétait donc un Kurdistan uni. Grâce à ce festival, un Kurde iranien a eu la chance de voir un film réalisé par un Kurde de Syrie ou de Turquie. Cet événement en ligne nous a unis.
Quels sont les films du festival qui, selon vous, illustrent le mieux la question de l’identité kurde ?
Quelle que soit la partie de votre corps qui vous fait mal, elle devient votre priorité. Tout ce que le gouvernement vous interdit devient votre identité politique. Les Kurdes se trouvent dans une telle situation que tout ce que nous faisons en langue kurde devient pour nous une action politique. C’est pourquoi chaque film sert réellement la cause kurde. La langue kurde a été tellement réprimée que même jurer en kurde est devenu sacré pour nous. Un tweet ou un slogan en kurde a toujours pour nous une signification politique.
Comment le festival aborde-t-il les défis relatifs à la censure ou à la répression auxquels sont confrontés les cinéastes kurdes, et comment soutient-il leur liberté d’expression artistique ? Y a-t-il des films qui abordent particulièrement bien ces thématiques dans le festival ?
Le festival lui-même et son processus de développement sont suffisamment intéressants pour faire l’objet d’un film. Lors de ma présentation aux invités à la cérémonie de clôture, j’ai montré des exemples de festivals kurdes censurés et annulés, ainsi que les noms des institutions culturelles et artistiques saisies.
Il n’est pas possible pour une nation sans souveraineté territoriale d’avoir certaines libertés. Par conséquent, pour nous, des choses telles que la liberté d’expression, la liberté de genre et même la liberté de la presse restent un luxe. Ce sur quoi nous nous concentrons essentiellement est de restituer l’intégrité territoriale de notre pays. Malgré tout, la vie continue, et les Kurdes réussissent à survivre. Naturellement, nous voulons faire de l’art et expérimenter la liberté d’expression artistique.
Ce festival en ligne est en réalité un cri. Une personne crie toujours ce dont elle a le plus besoin. Tout ce qui contient de la « liberté » est précieux pour nous et nous nous efforçons de l’arracher. Même si c’est la liberté artistique. Parmi les films sélectionnés, il y avait quelques films qui traitaient directement ou indirectement de ce sujet.
Pouvez-vous nous parler des réactions ou des retours que vous avez reçus de la part du public kurde et non-kurde concernant les films présentés au festival, et comment cela influence-t-il la programmation future ?
La première question que tout le monde se pose est : « Comment est née l’idée d’organiser un festival en ligne ? ». Car pour les kurdes, la seule perspective de s’asseoir en toute sécurité chez soi et de regarder un film kurde sans craindre la censure et la police a suscité l’enthousiasme. Nous avons compris aux réactions que nous avons reçues que personne, y compris les cinéastes, n’avait l’occasion de voir ces films. Même dans les festivals de films hybrides, un maximum de 800 billets sont vendus chaque année.
En fait, dans la plupart des régions du Moyen-Orient, le cinéma est considéré comme un péché. Par exemple, il y a des années, j’ai demandé à deux personnes au Kurdistan irakien : « Pourquoi n’allez-vous pas au festival du film de Duhok ? ». La réponse m’a beaucoup impressionné. Ils ont dit que le cinéma faisait partie d’une stratégie de nos ennemis, ils n’y iraient pas. La raison en est la suivante : pendant des années, Saddam Hussein a soit projeté ses propres films de propagande dans les villes kurdes, soit promu des films pornographiques pour corrompre les religieux. Briser cette image et montrer qu’il existe des films kurdes, c’est une grosse affaire. Notre objectif principal est de montrer tous les films kurdes et de contribuer à la création du cinéma kurde. Mais préparer une sélection autour d’un thème et la mettre au programme est aussi une préoccupation artistique. L’année prochaine, nous aurons une programmation plus colorée et plus complète.
L’absence de femmes durant le festival a été relevée. Quelles mesures le festival envisage-t-il pour intégrer davantage les perspectives et les voix des réalisatrices kurdes, et quelles initiatives sont prévues pour promouvoir leur participation à l’avenir ? Quels sont les projets pour les prochaines éditions du festival ?
Les Kurdes constituent l’un des peuples les plus anciens du Moyen-Orient. Et contrairement à la plupart des sociétés de la région, les femmes kurdes jouent un rôle majeur dans la société et la vie sociale. Même au Moyen Âge, lorsque les femmes étaient considérées comme des esclaves ou des concubines, les femmes dirigeaient les principautés kurdes. À mesure que la région s’islamisait, les femmes kurdes ont perdu leurs anciens rôles. Cependant, avec la modernisation, les Kurdes furent les premiers à détruire cette bigoterie. Comme vous l’avez souligné, le paradigme centré sur les femmes d’Abdullah Öcalan a également donné aux femmes kurdes un pouvoir politique accru.
Naturellement, les femmes ont également soutenu cette idée. Aujourd’hui, il existe un système de coprésidence dans tous les domaines politiques et nos femmes, contrairement aux autres sociétés musulmanes, ont le même statut et le même pouvoir que les hommes. Aujourd’hui, les femmes kurdes sont des pionnières dans tous les domaines. Il est possible de constater le rôle prépondérant des femmes kurdes dans tous les aspects de la vie au Kurdistan. Le film Kobané que vous avez mentionné a également été réalisé par une femme. Parce que les envahisseurs le savent, ils attaquent d’abord les femmes kurdes. En effet, les femmes kurdes ont également été ciblées lors des massacres perpétrés par le gouvernement turc à Paris (en 2013 et 2022). Les femmes kurdes sont fortes et ont le droit de porter ce pouvoir. En fait, l’un de nos partenaires officiels était Rien K’elles, qui est entièrement composé de femmes entrepreneuses. Mon opinion personnelle est que seules les femmes kurdes peuvent sauver le Kurdistan et la société kurde. L’année prochaine, le festival présentera davantage de films réalisés par des réalisatrices.
Y a-t-il d’autres événements culturels ou initiatives similaires que le Zagros Film Festival prévoit d’organiser à l’avenir pour promouvoir la culture et l’art kurdes ?
Comme les Kurdes ne peuvent pas organiser d’activités artistiques dans leur propre pays, ils ont du mal à le faire en exil et au sein de la diaspora. Aujourd’hui, des événements culturels et artistiques kurdes ont lieu dans toutes les capitales et grandes villes du monde, y compris Paris. Il s’intéresse à toutes les branches de l’art et essaie de les réaliser dans sa propre langue. Parce que nous savons très bien que le plus grand pouvoir pour empêcher l’assimilation et le génocide culturel est l’art. L’art nous sauve, l’art nous unit.
Par Valentin Koprowski