PORTRAIT. Simon Suleymani, journaliste et cinéaste kurde, un si long chemin jusqu’à Paris

Pour avoir mis en lumière les différentes injustices auxquelles faisaient face son peuple et d’autres minorités en Turquie, Simon Suleymani a été sévèrement réprimé. Malgré la censure et l’emprisonnement, il a toujours refusé de se taire. Aujourd’hui encore, il continue son combat depuis la France, où il a obtenu le statut de réfugié. Retour sur un parcours où rien n’a été facile.

Simon n’a que dix ans, en 1999, quand il subit pour la première fois des attaques en raison de son appartenance à la communauté kurde, peuple plurimillénaire présent en Turquie, en Syrie mais aussi en Irak et en Iran. Son village, Gewro, où vivent majoritairement des Kurdes, est incendié par la gendarmerie turque. Certains villageois sont torturés, et beaucoup se voient forcés de quitter la région. C’est le cas de la famille de Simon, qui migre vers l’Ouest de la Turquie.

Simon s’installe avec sa famille dans la métropole d’Izmir. Là-bas, il est témoin et victime de racisme. Les violences policières à l’encontre des Kurdes sont nombreuses et les emprisonnements arbitraires récurrents. Le vocabulaire et la musique kurdes sont censurés. Ces différentes attaques et discriminations motivent alors Simon à agir. S’étant fixé pour objectif de devenir la voix de son peuple, il se tourne vers le journalisme. Selon lui, les médias représentent le meilleur moyen pour éclairer les difficultés auxquelles font face les Kurdes en Turquie.

« Toutes les actions que j’ai menées dans ma vie ont toujours été motivées par une seule chose : devenir la voix de mon peuple » 

En 2012 il commence à travailler en tant que reporter pour la chaîne de télévision kurde NRT TV, basée au Kurdistan irakien. Pendant sept ans, depuis Ankara, il éclaire les injustices qui touchent différentes minorités en Turquie. Il réalise notamment des documentaires sur les répressions que vivent les opposants au régime en place, les membres de la communauté LGBT, les réfugiés syriens, les minorités chrétiennes et bien évidemment le peuple kurde. En parallèle, il obtient un master en cinéma, sur lequel il s’appuie afin de réaliser ses différents reportages.

Simon exerce d’abord ses activités sans grosses entraves. En effet, entre le début des années 2000 et le début des années 2010, l’Etat turc accorde davantage d’autonomie aux Kurdes. Progressivement, des cours de langue kurde sont dispensés dans certaines écoles.

A partir de 2004, des émissions de télévision kurdes sont également autorisées. Ce phénomène s’explique notamment par le fait que la Turquie aspire alors à rejoindre l’Union européenne. Il est donc nécessaire que les discriminations envers les Kurdes diminuent, du moins en apparence. De fait, le respect et la protection des minorités sont une des conditions d’adhésion à l’UE.

Un changement s’opère néanmoins à partir de 2015. L’effondrement du processus de paix entre le gouvernement turc et le PKK qui avait été entamé en 2013 ainsi que les difficultés du parti présidentiel lors des élections législatives sont sources de conflit. Les tensions sont également renforcées par la tentative de coup d’Etat militaire du 15 juillet 2016. Même si elle échoue, elle impacte le président Recep Tayyip Erdogan de telle sorte qu’il déclare l’état d’urgence, mène une politique de renforcement de son pouvoir, ordonne des épurations politiques massives et durcit l’accès à Internet en bloquant de nombreux sites tels que WordPress, Twitter ou encore YouTube.

Les répressions envers les Kurdes reprennent alors. De nombreuses figures politiques kurdes, telles que Selahattin Demirtaş et Figen Yüksekdağ, co-présidents du Parti démocratique des peuples (HDP), sont arrêtées.

D’après Simon, 11.400 Kurdes, dont 12 adjoints députés et 56 maires sont actuellement emprisonnés en Turquie. C’est le cas de Gültan Kisanak, élue maire de la métropole de Diyarbakir en 2014.

Les Kurdes représentent environ 20% de la population. Pour autant, la culture et la langue kurde ne sont reconnues par l’Etat qu’à partir des années 2000 et encore aujourd’hui cette reconnaissance reste, dans les faits, fortement partielle. Ainsi, dans le courant des années 1980, face à la négation de l’identité kurde par le gouvernement, une rébellion éclate. En 1978, Abdullah Öcalan fonde le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Cette organisation politique armée, considérée par la majorité de la communauté internationale comme terroriste, cherche à s’implanter localement sur le territoire et à réunir les Kurdes au sein d’un même pays : le Kurdistan. Sous prétexte de la combattre, l’armée turque s’attaque alors aux populations kurdes à partir de 1980, année où elle réalise un coup d’Etat militaire. Si le gouvernement civil est rétabli en 1983, les délogements continuent néanmoins de façon significative jusqu’à la fin des années 1990.

Début 2017, Simon, comme la majorité des activistes et journalistes kurdes opposés au régime, est arrêté. Durant dix-sept nuits, il est placé en détention provisoire, avant d’être jugé – sans aucun procès – coupable de propagande terroriste et d’insulte envers l’Etat turc. Condamné à la prison pour une durée indéterminée, il y reste finalement seize mois. Ces seize mois sont marqués par le harcèlement des gardiens qui tambourinent de façon quotidienne à la porte de sa cellule. Afin d’échapper à cet environnement difficile, Simon se consacre alors à l’écriture d’un long métrage portant sur les rapports de classe en Turquie.

« Cet objectif de rédaction a préservé ma santé mentale »

A sa libération provisoire en juin 2018, Simon affirme donner vie à son scénario en réalisant le film Sabirsizlik Zamani (Time of Impatience en anglais) avec d’autres amis cinéastes. Sorti en 2021, le long métrage rencontre un certain succès dans de nombreux festivals. Lors du Festival du film de Varsovie, il est même nominé dans la catégorie du meilleur film. Toutefois, le nom de Simon n’est mentionné nul part.

Simon explique que c’est lui-même qui a décidé que son nom n’apparaisse pas étant donné que du point de vue de la loi turque il est toujours considéré comme un terroriste. Mi-2019, son avocat lui conseille d’ailleurs de quitter le pays le plus rapidement possible avant que le juge ne rende son verdict final. Pour lui, il est fort probable que Simon soit emprisonné à nouveau. Il est loin de se tromper. Aujourd’hui, Simon est condamné à six ans et dix mois de prison en Turquie.

Ainsi, à 31 ans, Simon se résout à s’enfuir et à migrer vers la France. Ce pays l’appelle, de fait, pour deux raisons. Tout d’abord, d’un point de vue politique, on constate une importante communauté kurde en France. Selon l’Institut Kurde de Paris, on dénombrait entre 320 000 et 400 000 kurdes en France en 2023. En outre, pour Simon, la France est la mère du cinéma. En tant que cinéaste, c’est un rêve pour lui d’y aller afin d’y réaliser un long métrage.

Fin 2019, il contacte donc un passeur afin de se rendre en Grèce. Pour franchir la frontière, il faut traverser le fleuve Evros – appelé Meriç en Turquie – qui sépare les deux pays de 100 ou 150 mètres. Si la distance ne semble pas des plus importantes, le courant est fort, notamment en hiver, et la plupart des migrants préfèrent donc emprunter le bateau. Simon doit faire le trajet dans la soirée du 18 Novembre.

Cependant, le soir de la traversée, rien ne se passe comme prévu, la gendarmerie turque patrouillant à la frontière. Lorsque les autres personnes avec qui Simon devait faire le trajet reconnaissent les gendarmes, elles s’enfuient sur le moment, abandonnant le canot gonflable qui était en train d’être monté.

Sachant que la torture l’attend s’il renonce, Simon décide de franchir le fleuve à la nage – le bateau n’étant pas assez gonflé pour être utilisé. Abandonnant ses affaires, il se jette rapidement dans l’Evros. Par miracle, il n’est pas repéré par la gendarmerie. Ballotté par le courant, il réalise cependant à mi- parcours qu’il ne peut plus continuer. A bout de forces, il abandonne. Il pense à sa mère et au deuil qu’elle va devoir faire.

« J’espérais que mon corps serait retrouvé et enterré »

Toutefois, en même temps qu’il s’enfonce peu à peu un peu plus dans l’eau, il réalise qu’il a pied à un certain endroit du fleuve. Cette découverte lui redonne alors espoir. En un dernier effort, il parvient à marcher jusqu’à la frontière grecque.

Une fois en Grèce, il reste plusieurs heures dans la nature avant de trouver un village. Lorsqu’il en repère enfin un, il se rend immédiatement à la police afin d’être transféré à la capitale, où il souhaite demander un visa humanitaire au consulat français. Après un interrogatoire, il est donc envoyé à Athènes. Cependant, côté français, il ne reçoit aucune réponse, même après quatre mois d’attente. Ainsi, il décide de se rendre clandestinement en France à pied.

Son périple dure treize mois. Treize mois au cours desquels il traverse l’Albanie, le Monténégro, la Croatie et l’Italie. Lorsqu’il n’est pas en pleine nature et qu’il parvient à s’arrêter dans des villages, il réussit occasionnellement à entrer en contact avec sa famille. Celle-ci lui transfère alors de l’argent en passant par le compte d’autres migrants que Simon rencontre en chemin – sa carte bancaire ayant été bloquée par l’Etat turc. Avec cet argent, il peut acheter de la nourriture. Néanmoins, ces cas de figures arrivent rarement et la plupart du temps il lui est difficile de s’alimenter correctement. Toutefois, malgré les problèmes d’hygiène, la fatigue et le stress Simon refuse d’abandonner sa migration vers la France.

« Je savais que je pouvais continuer ma lutte pour les droits des Kurdes là-bas »  

Le 02 mars 2021 il atteint Vintimille, commune italienne se trouvant à la frontière de la France. Le soir même, il réussit à se cacher dans un train qui l’emmène jusqu’à Cannes. Après une nuit sur un banc de la gare, il obtient un billet pour Paris grâce à la gentillesse d’une femme qui lui offre le ticket et refuse ses propositions de remboursement.

Il passe quelques mois chez un ami à Paris avant de trouver la Maison des Journalistes. Il y reste six mois – de mars à août 2022 – puis trouve un logement dans le treizième arrondissement de la capitale. C’est durant cette période qu’il commence à apprendre le français et à écrire son second long métrage. Aujourd’hui, en parallèle de cette activité d’écriture, il participe aux opérations Renvoyé Spécial de la MDJ, intervient à l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration en tant que traducteur-interprète en kurde, turc et anglais, et régit l’association de cinéaste kurde « KOSI » qu’il a fondé en juillet 2023.

Avec celle-ci, il organise en mars 2024 un festival en ligne dédié aux films kurdes : le Zagros Film Festival. Pendant un mois, vingt films kurdes, sous-titrés en anglais, sont diffusés. L’objectif est de rendre accessible le cinéma kurde à tous, et plus particulièrement aux populations vivant en Turquie et en Iran où il est censuré.

Simon Suleymani : « Avec le Zagros Film Festival, j’ai brisé les frontières entre les kurdes »

Simon est lui-même en train de terminer le scénario d’un film mettant à l’honneur un Kurde. Il est à larecherche d’un producteur et d’un investisseur pour soutenir son projet qu’il aimerait réaliser à Paris. Le récit se concentre sur l’amitié entre un vieux poète kurde, réfugié politique en France, et une lycéenne parisienne, membre d’une famille d’extrême droite.

Par Maly Chatin

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