Wimar Verdecia Fuentes : « Exposer c’est ouvrir le dialogue entre le public et la caricature politique »

Du 14 au 30 mai 2024, l’artiste et caricaturiste cubain Wimar Verdecia Fuentes a présenté son exposition “Résilience” dans le bar culturel Le 61 situé dans le 19ème arrondissement de Paris. Elle relate l’histoire d’un artiste passé sous les radars de la censure qui, contraint de s’exiler en France, finit par découvrir le monde sous de nouveaux angles, nourrissant en lui de nouvelles idées créatives et artistiques. Résident à la Maison des journalistes, Fuentes nous a fait part de ses ressentis après ce franc succès auprès du public parisien.


Le mois dernier, vous avez exposé votre projet artistique “Résilience” dans le 19ème arrondissement de Paris. Que signifie ce titre pour vous, et à quel type d’œuvre et de thèmes faites vous référence ? 

C’est un travail, comme son nom l’indique, qui porte sur la résilience, la manière qu’on a d’affronter une nouvelle réalité en un nouveau lieu, où les situations sont complètement différentes. Mon expérience de la résilience est surtout liée à mes idées politiques et mon exil. Cette exposition est le résultat de divers processus créatifs que j’ai entamés depuis mon arrivée en France, notamment dans le domaine de la caricature politique. Entre autres, ces illustrations sont le reflet de mes recherches internes et des idées qui me sont survenues en cette procédure de résilience. 

Vous publiez beaucoup de vos dessins sur des plateformes en ligne comme Cartooning for Peace. Pourquoi avez-vous décidé d’exposer en personne ?

Le fait de pouvoir présenter mon travail dans un lieu physique me paraissait intéressant puisque j’ai toujours principalement travaillé pour des médias indépendants et des médias en ligne dans ma carrière. C’est toujours une expérience différente de pouvoir montrer mes œuvres de cette façon, dans le monde dit “réel.” Cela ouvre un dialogue entre le public et la caricature et tout simplement l’art en général. C’est donc toujours une superbe opportunité de pouvoir mettre en place ce genre de dispositif. 

Avant de quitter Cuba, avez-vous eu l’occasion de montrer votre art en public et de vous affirmer en tant qu’artiste ?

Oui, j’ai eu la possibilité d’exposer mes œuvres et de participer à des projets en collaboration avec d’autres artistes à Cuba. Néanmoins, je n’ai jamais pu exposer mes caricatures à visée politique, notamment à cause de la censure. Lors de mes dernières années à Cuba, lorsque je travaillais pour la presse indépendante, je ne pouvais en aucun cas me prononcer artistiquement sur cette thématique. Mais je ne me suis jamais caché et j’ai toujours agi, et ce jusqu’à mon départ, comme si la censure n’existait pas. Si je suis capable de générer une idée, je suis capable de la publier dans les médias ou sur mes pages personnelles en ligne. Cette manière de fonctionner à lancé une sorte de dynamique qui, je pense, a servi d’exemple à mes collègues qui eux aussi essaient de ne pas céder à la censure. 

Comment vous êtes-vous senti pendant l’exposition ?

Je suis très satisfait par la participation de toutes ces personnes qui sont venues exprès rendre visite à l’exposition, par pure curiosité pour mon travail. J’ai aussi pu vendre quelques-unes de mes pièces à de bonnes personnes qui en prendront soin chez elles, je le sais. Si l’on vient à même acheter certaines de mes œuvres, c’est qu’il est possible de ressentir un lien avec les idées que je diffuse dans mes dessins. Pour moi, les illustrations ne sont rien de plus que des idées qui se développent graphiquement dans la forme d’un dessin, d’un tracé sur du papier. Ainsi, je perçois mes œuvres par le prisme des idées initiales qu’elles portent. A leur genèse, elles ne véhiculent qu’un message dans la poursuite d’un certain esthétisme.

Que symbolise cette exposition pour le peuple cubain, mais aussi pour toutes les personnes vivant sous la surveillance de régimes qui répriment la liberté d’expression et la liberté de la presse ? 

Je ne sais pas si mon exposition peut avoir une signification pour ces populations, néanmoins je pense qu’elle reflète ma propre histoire de vie, bien au-delà de mon œuvre, en partie les décisions que j’ai prises en tant qu’artiste et intellectuel. Dans certaines mesures mes œuvres peuvent servir d’exemple pour mes collègues artistes, dans une dynamique plus générale propre à la génération de laquelle je fais partie. C’est dans une lutte pour les droits humains que tout cela se développe, à travers le journalisme, les arts mais aussi la pensée. Je pense qu’au-delà d’un résultat spécifique, mon œuvre rentre dans le travail d’une génération toute entière, de jeunes artistes et intellectuels cubains qui sont en train d’émigrer du pays ou, plus spécifiquement dans mon cas, sont contraints de s’exiler à cause de leurs idées politiques.

Affiche de l’exposition « Résilience » en collaboration avec le bar culturel Le 61

Selon vous, l’art est-il le meilleur moyen de faire passer des messages ? 

Je pense simplement que l’art est un format qui érige le mieux mes idées, émanant de ma volonté d’échanger avec mes congénères. Que ces personnes me découvrent sur les réseaux sociaux au travers d’une illustration digitale ou dans la vie réelle au travers d’une œuvre dans un format traditionnel, c’est tout ce monde-là que je vise. Mon travail doit continuer à entretenir ce dialogue, même à petite échelle. C’est selon moi une valeur fondamentale de l’art, la possibilité de transmettre ses idées et les faire ressentir aux autres. 

S’il y a un dessin à retenir de cette exposition, quel est-il et pourquoi ?

Je trouve que tous mes dessins sont des propositions et reflètent différentes recherches. En réalité, l’espace dans lequel j’ai pu exposer n’était pas assez grand pour contenir la quantité de dessins que j’ai pu réaliser. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai laissé un dossier à disposition des visiteurs contenant d’autres illustrations que je n’avais pas sélectionné pour l’exposition. Toutes ces œuvres, qu’elles aient été affichées ou non, sont l’expression de questionnements du quotidien sur la société, sur notre style de vie en général. Ce sont des thématiques qui transcendent les cultures, les pays et la langue : c’est le langage de l’art, que je trouve génial.

La plupart des œuvres étaient en noir et blanc. Pourquoi ? 

J’apprécie cette synthèse, cette simplicité de l’encre sur le papier, cette symbiose primordiale du tracé. C’est la capacité symbolique des êtres humains de pouvoir, en un seul coup de crayon, donner une interprétation à une idée. C’est bien cela qui rend la créativité humaine si incroyable : le fait de pouvoir faire ce don de l’information par un simple geste, au travers de quelque chose d’aussi simple que le fait de dessiner sur un support que l’on peut trouver par hasard dans la rue. 

Est-il toujours important pour vous que vos dessins soient porteurs d’un message ? 

Je persiste à croire que oui. La politique est un thème qui me captive puisqu’elle renvoie à l’organisation de la vie de l’être humain en société, et comme le disait Aristote, “l’homme est un animal politique et social.” C’est inévitable qu’elle ait des conséquences sur tous les domaines de nos vies respectives, même sur l’individu et son quotidien. Néanmoins, ce n’est pas le seul point de repère dans mon art. Il m’arrive aussi de me prêter à des réalisations un peu philosophiques, plus abstraites, où je me fais entièrement confiance. En ce moment, je réfléchis par exemple à comment les voitures auraient été conçues dans l’ère de l’art gothique, puisque c’est une époque que j’aime étudier. Pourquoi ? Tout simplement parce que l’idée m’est venue. C’est une espèce d’exercice créatif, un défi que je me mets afin de développer mes idées. Je n’aime pas rester enfermé dans cette case de caricaturiste politique : je suis un artiste qui cherche à créer des choses.

De fait, bien que j’ai vécu à Cuba et traité de nombreux thèmes d’injustice qui me semblaient importants, il ne me paraît plus trop sincère de continuer à créer comme si je vivais toujours dans mon pays natal. Je ne vis plus dans les mêmes conditions : je me trouve dans un autre pays, dans un autre continent, donc je me dois d’être davantage “universel” dans ma démarche artistique et esthétique. Bien que je continue à m’intéresser aux problématiques qui accablent la société cubaine, je peux désormais aussi traiter de thèmes politiques en France ou dans le monde en général. Je suis toujours en contact avec des collègues journalistes et artistes cubains, avec lesquels nous essayons toujours de dénoncer ce qui se passe dans notre territoire. Toutefois, il est difficile pour moi de “stagner” artistiquement, car en traitant qu’une seule thématique on réduit, selon moi, son potentiel créatif. On en devient presque soi-même un phénomène caricatural. Il est primordial pour moi de m’habituer à toute cette nouvelle information qui arrive à mes oreilles aujourd’hui, au sein de cette nouvelle société dans laquelle je me trouve. C’est une manière de s’intégrer au travers de son travail. L’artiste doit être capable de transcender sa propre réalité et donner ses interprétations sur le plus de situations possibles. 

Qu’avez-vous retenu de cette expérience ? Une autre exposition est-elle prévue ? 

J’emporte avec moi les nombreuses réactions des individus qui ont eu l’amabilité de venir contempler mon travail, qui m’ont communiqué leur admiration vis-à-vis de mon exposition. Je me réjouis de savoir que mon art arrive à toucher autant de personnes. Je travaille en ce moment sur un livre qui récapitule plusieurs de mes travaux que j’ai effectués dans la bande dessinée, des reportages graphiques, quelques caricatures politiques, mais aussi certaines des œuvres qui ont été exposées au mois de mai dans le bar Le 61. En parallèle, je continue mes explorations esthétiques et à me chercher artistiquement. Peu à peu je m’habitue à la situation dans laquelle je me trouve, j’apprends à être patient et surtout, à ne pas laisser l’égo professionnel prendre le dessus sur le reste. Il est inévitable pour moi de faire autre chose à côté de ma profession d’illustrateur si je souhaite vivre en France, mais ce sont des expériences de vie qui ne peuvent être que enrichissantes dans la durée. Finalement, le travail d’un communicant repose toujours sur le fait d’enrichir son monde intérieur, ses idées, et d’ensuite codifier l’art et les sens.

Wimar Verdecia Fuentes dans son lieu d’exposition

Comment expliquez-vous que certains dessinateurs cubains comme vous soient contraints de quitter leur pays, tandis que d’autres, tels que ARES, sont récompensés pour leurs créations ?

Ce sont des décisions personnelles que chaque créateur prend et qui se respectent. Chacun à ses positions politiques et ses interprétations sociales propres. Pour moi, il était essentiel de m’intéresser à la réalité, à la situation déplorable des droits de l’homme qui sont clairement en péril à Cuba. C’était mon choix à ce moment-là. ARES est un dessinateur vedette, l’un des illustrateurs de presse les plus brillants du monde, comme le démontrent les multiples récompenses qu’il a obtenues lors de sa carrière. Bien que je ne sois pas d’accord avec lui, je respecte sa position politique et son œuvre telle qu’il la défend. Tout individu a le droit à une opinion.

Je n’aime pas voir les choses en noir et blanc ; il faut nuancer. Il faut prendre en compte qu’il provient d’une autre génération, antérieure à la mienne, et que chaque génération a ses propres problèmes et prend ses propres décisions politiques. Il faut non seulement prendre en compte le contexte à Cuba mais aussi le contexte global, éviter la polarisation politique, l’extrémisme qui consiste à rabaisser l’autre pour ses opinions, même si on ne les partage pas. Je ne peux pas imposer mes idées car elles me paraissent “justes” à titre personnel, car sinon je ne ferais que ressembler de plus en plus à ceux que je combats au travers de mes caricatures. La direction de l’art fait partie des décisions que prend l’artiste : c’est à lui de décider quelle position il souhaite adopter. Il y a selon moi ni de bien ni de mal : ils n’existent que le meilleur et le pire. Chaque artiste doit assumer le poids de ses décisions du mieux qu’il peut.


Par Benjamin Treilhes

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