INTERVIEW. Etats-Unis : “ Il y a un étau qui se resserre autour de la liberté de la presse ”

Trump gagne, la presse perd “. Voilà ce que titrait le Colombia Journalism Review le 6 novembre 2024 soit 24 heures après l’élection. Lors de son premier mandat présidentiel, celui-ci avait déjà affiché à de multiples reprises son hostilité à l’égard des journalistes. Lors de cette dernière campagne, le républicain a de nouveau adopté cette posture. Quel est l’avenir de la presse américaine sous le second mandat de Donald Trump ?

Sébastien Mort est enseignant-chercheur et maître de conférence. Il est spécialisé dans les questions relatives aux politiques de médias états-uniennes. Il revient pour l’Œil de la Maison des Journalistes sur cette élection présidentielle et les conséquences qu’il faut en tirer de l’état de la liberté d’informer aux Etats-Unis.

états-unis
©Pixabay

Les dernières élections présidentielles ont révélé l’effacement progressif de l’endorsement incarné par la décision du Washington Post et du Los Angeles Times de ne soutenir aucun candidat, comment l’expliquez-vous ?


L’endorsement tend effectivement à ralentir. Le plus frappant dans le cas du Washington Post et du Los Angeles Times est la volte-face opérée durant la campagne, à quelques semaines seulement de l’élection. Ces décisions interviennent dans des médias détenus par des propriétaires d’entreprises qui ne veulent pas se mettre à dos l’administration de Trump. En ce qui concerne le Washington Post, c’est une tradition de 1976, donc très attendue par ses lecteurs. Preuve en est, quelques jours après l’annonce de son absence de soutien à Kamala Harris, 250 000 personnes (soit 10% du nombre total des abonnés) se sont désabonnées au Washington Post. L’endorsement est un rituel qui a lieu tous les quatre ans. Tout cela nous montre qu’il y a un étau qui se resserre autour de la liberté de la presse.

D’où vient ce rituel de l’endorsement ? 

C’est avant tout une tradition ancrée dans la presse locale notamment dans le cas des primaires. La position des comités éditoriaux des journaux locaux est attendue par leur public car ce soutien lui permet aussi d’éclairer le débat et de lui permettre de faire un choix. Le soutien d’un média pour un candidat n’est pas nécessairement franc et massif, mais il permet au journal de réaffirmer ses valeurs et ses positionnements dans l’échiquier démocratique. C’est un rituel important même s’il connaît une tendance baissière. En France, nous n’avons pas cette tradition de l’endorsement car notre presse est partisane donc il est assez facile de savoir quel média pourrait soutenir tel candidat. Le rôle politique de la presse en France est bien plus explicite.

À l’inverse de la France, les médias américains défendent une objectivité, quelles ont été les répercussions de cette ligne éditoriale dans les élections ? 

Lors de cette élection, l’objectivité telle qu’elle est présentée par les journaux américains propose deux points de vue sur un même événement et réduit ainsi les faits à des binarités strictes. Les journalistes vont équilibrer les récits afin de ne pas donner l’impression qu’ils sont hostiles à l’égard de Donald Trump notamment. D’un côté, les déclarations outrancières contre la démocratie et l’Etat de droit sont minimisées et de l’autre, les défaillances qui ne sont pas fondamentalement disqualifiantes d’un candidat sont montées en épingle et mises au même niveau. L’asymétrie aussi grande entre Trump et Harris provoque un effet d’aplanissement du débat public. En pratiquant l’objectivité de cette manière-là, les journalistes se prennent à leur propre hameçon et finalement proposent une représentation de la réalité complètement aplanie.

Lors de cette élection, Donald Trump a été interrogé  dans de nombreux podcasts animés par des personnes extérieures au journalisme, est-ce une nouvelle tendance ? 

Cette tendance existe depuis bien longtemps aux Etats-Unis. L’environnement médiatique américain est très éclaté et fragmenté depuis déjà trente ans. L’importance et le retentissement des médias traditionnels n’a fait que décroître. Les commentateurs avaient déjà surnommé la campagne présidentielle de 1992, “ l’élection talk show ”, car les trois candidats avaient alors fait le tour des plateaux télé. Cette stratégie d’investir les médias que l’on nommerait “alternatif” est donc loin d’être nouvelle. Donald Trump a exploré le champ des podcasts notamment animés par des figures masculines truculentes qui défendent un certain traditionalisme dans la question du genre et dans l’ordre hommes femmes. Se rendre dans ces émissions rentre dans cette idée d’investir des terrains médiatiques différents, ce qui arrange Donald Trump puisqu’il estime que la plupart des médias traditionnels ne l’aiment pas. Les podcasts masculinistes ont été mis à profit par Donald Trum

Comment expliquez-vous cette fragmentation des médias américains ?   

La segmentation débute dans les années 1980 lorsque la câblodiffusion se généralise et empiète sur le territoire de l’information professionnelle traditionnelle. Cela est notamment dû à une grande vague de déréglementation du secteur et à l’arrivée de la diffusion par satellites. Les télévisions par câbles vont se déployer et de nouveaux formats vont émerger. Ces émissions ne positionnent pas initialement comme des relais d’information mais vont être au fur et à mesure consommés par le public comme tel. Au début des années 2000, les grands journaux hertziens (radio) ont perdu plus de 15 millions de téléspectateurs et de ce fait perdent de l’influence sur l’échiquier politique.

Que peut-on attendre du second mandat de Donald Trump en termes de liberté de la presse ? 

Je pense que l’on peut s’attendre à une hyper sélectivité dans les accréditations et puis il y aura tout un tas de pressions institutionnelles qui vont conduire certains grands médias à s’aligner voire à épouser la ligne de la Maison Blanche. Ce qu’il s’est passé d’ailleurs avec le Los Angeles Times et le Washington Post est significatif dans ce sens. Je ne pense pas que des décisions radicales soient prises, mais les médias seront soumis à diverses pressions insidieuses.

. Le soir de l’élection, des journalistes se sont vu refuser leur demande d’accréditation pour couvrir la soirée au QG de campagne de Donald Trump à Palm Beach en Floride. 
55/180 Classement 2024 RSF des Etats-Unis 
Les médias américains souffrent d’une crise économique. En 2023, 3000 emplois ont été supprimés dans le domaine de l’information. En 2024, le Los Angeles Times et Sports Illustrated ou encore Pitchfork ont été confrontés à des plans de licenciements. 
La méfiance des Américains à l’égard de leurs médias ne cesse de croître. Selon la dernière édition du rapport Trust in Media par YouGov, parmi les sondés (environs 1500 Américains), 43% accordent le plus de confiance en la chaine de météo « The Weather Channel ».

A lire également : Sept ans après #MeToo, quelles évolutions dans les médias ? Le rapport de RSF

Articles recommandés