Reportage Audio | Haïti fait face à une explosion des violences liées aux gangs. En 2023, Jean Samuel Mentor, journaliste Haïtien, s’est rendu à Source-Matelas, au nord de Port-au-Prince, pour rencontrer les victimes d’un massacre.
Selon les Nations unies, les 130 femmes ont été victimes de viols collectifs et répétés dans des quartiers pauvres en Haïti au cours des neuf derniers mois. Les gangs utilisent le corps des femmes comme une arme de guerre lors d’attaques armées et de massacres.
Le dernier massacre à Source Matelas, à 30 km au nord de Port-au-Prince, a fait état de 29 femmes victimes de viols collectifs, selon le Réseau National pour la Défense des Droits Humains (RNDDH). Jean Samuel Mentor est allé à la rencontre de ces femmes victimes de crimes sexuels lors du massacre survenu le 19 avril 2023 à Source-Matelas.
Le reportage audio que vous allez écouter a obtenu la troisième place au prix Bayeux Calvados-Normandie des correspondants de guerre, dans la catégorie radio. Il a été publié pour la première fois en 2023 sur HaitiNews2000, un média en ligne sur lequel Mentor est rédacteur en chef. Jean Samuel Mentor a également reçu le deuxième prix du jeune journaliste en Haïti.
Pour mieux comprendre la situation, voici un récit, par Jean Samuel Mentor:
Source-Matelas, situé à environ 30 kilomètres au nord de Port-au-Prince, dans la commune de Cabaret, est devenu un cimetière sans tombes. Pourtant, il s’agit principalement d’une zone agricole, où plusieurs industries sont implantées depuis des années. C’est ici qu’on trouve le port privé de Lafiteau – qui appartient à l’homme d’affaires Gilbert Bigio -, Les Moulins d’Haïti, la Cimenterie Nationale et des centres commerciaux et de santé.
Cet endroit avait tout l’aspect d’une ville tranquille. Mais depuis plusieurs semaines, des cadavres déchaussés jonchent le sol, répandant une odeur pestilentielle. Plus d’une centaine de personnes ont été décapitées, tuées par balles ou brûlées vives à l’intérieur de leurs maisons. Les images sont apocalyptiques. Après plusieurs tentatives, les gangs qui courtisaient la ville depuis des mois sont passés à l’offensive.
Les gangs « Cinq secondes » et « Talibans », deux groupes surarmés très puissants dans le département de l’Ouest d’Haïti, ont pris le contrôle de la ville. Il est difficile d’y entrer – ils tirent sur tout ce qui bouge. Sur la route principale menant à Source-Matelas, la peur est omniprésente. La ville est déserte, l’odeur de la mort plane. À quelques mètres de ces seigneurs de la terreur, un char blindé patrouille, mais n’intervient pas. Il ne rassure personne.
La majorité de la population s’est réfugiée sur une place publique, à 2 kilomètres de là. Le désespoir et l’angoisse sont visibles sur tous les visages. Ils ne savent pas où aller. Même leur refuge actuel est menacé: les groupes armés veulent étendre leurs tentacules sur toute la commune de Cabaret. Il est 18h, un paysan apporte quelques mangues dans une camionnette pour les déplacés. “C’est tout ce que j’ai, je ne peux rien donner de plus. Notre récolte est en train de se gâter. Nous ne pouvons pas les vendre dans la capitale ou dans d’autres villes. Les gangs contrôlent tout”, déclare l’homme, qui semble être dans la cinquantaine.
En effet, toutes les entreprises des environs ont dû fermer leurs portes depuis la prise de la ville. Presque personne n’emprunte à présent la route principale. “C’est exactement ce qu’ils voulaient : contrôler Source-Matelas pour rançonner les entreprises de la zone”, déclare Marie-Yolène Gilles, directrice de la Fondasyon Je Klere, une ONG haïtienne.
Selon la FJKL, il est difficile d’établir un bilan définitif tant que les bandits sont encore dans la zone; mais selon un bilan partiel, il y aurait une centaine de morts et de disparus. “La Croix-Rouge haïtienne et la Direction de la Protection Civile sont incapables de prodiguer les premiers soins aux blessés”, explique-t-elle.
La brigade des habitants
Pour comprendre ce qui a déclenché ce massacre, il faut remonter quelques jours en arrière. Pour se défendre contre les raids et attaques réguliers, les habitants avaient formé une brigade antigang. Ils étaient sur le point d’inaugurer un sous-commissariat à Gran-Chimen, une localité de Source-Matelas, afin d’accroître la présence policière dans cette zone. Mais à l’aube de l’inauguration, les bandits ont débarqué, lourdement armés, et mis la ville à feu et à sang. Au premier jour de l’attaque, une dizaine de personnes avaient déjà été tuées, selon Joseph Jeanson Guillaume, le principal agent exécutif intérimaire de Cabaret.
“Depuis, on compte des disparus et des morts tous les jours. Si la police nationale intervenait de manière plus musclée, les pertes humaines seraient moindres”, déplore M. Guillaume.
Il n’est pas le seul à pointer du doigt le rôle de la police. Pour équiper leur lutte contre le banditisme, les habitants avaient rassemblé toutes sortes d’armes : machettes, couteaux, armes artisanales et vieux fusils, entre autres. Tout en sachant qu’en face, les bandits possèdent des armes de guerre de gros calibre. Pourtant consciente de ce fossé, la police locale a désarmé les membres de la brigade antigang deux jours avant l’assaut, selon un survivant qui souhaite rester anonyme.
Les gangs en ont donc profité pour systématiquement massacrer la population. Selon la Fondasyon Je Klere, treize membres d’une même famille – les Joachim – ont été assassinés. Une autre famille qui fuyait la terreur à bord d’une petite embarcation a fait naufrage, et huit bébés y sont morts, indique l’ONG dans un rapport qui relate les différents massacres perpétrés dans le pays ces 21 derniers mois.
« Je n’en peux plus, je me sens faible »
Trois semaines après le carnage, un nouveau chef de gang a été installé à Gran Chimen. La police locale brille toujours par son absence. Selon Joseph Jeanson Guillaume, le char blindé patrouille sur la route principale, mais aucune opération n’a été lancée pour reprendre le contrôle de la ville.
Du côté du gouvernement, c’est silence radio. Aucune déclaration n’a été faite par le Premier ministre ou les ministres de son gouvernement pour condamner cet acte barbare et annoncer de nouvelles mesures visant à rétablir l’ordre. Nous avons tenté, en vain, de contacter le porte-parole de la police nationale d’Haïti, l’inspecteur Garry Desrosiers, pour savoir quand la PNH compte tenter de reprendre le contrôle.
La mairie de Cabaret, quant à elle, est débordée et ne sait pas à qui demander de l’aide. M. Guillaume avoue son impuissance : “Je n’en peux plus, je me sens faible de voir tous ces gens mourir et fuir leurs maisons. Ce sont des enfants, des personnes âgées… Je n’en peux plus”, confie-t-il, reprochant au gouvernement de ne pas venir en aide aux plus vulnérables.
Le coordinateur technique de la protection civile, Rivélino Valciné, affirme également ne plus être en mesure de prendre en charge les victimes et les déplacés internes.
“Nous avions déjà accueilli une cinquantaine de personnes à l’école nationale de Cabaret, qui fuyaient la guerre des gangs lors de la première attaque à Source-Matelas. Mais nous ne pouvions pas leur fournir une véritable assistance. Maintenant, c’est toute la ville qui fuit, et la protection civile n’a pas les moyens de prendre en charge plus de 300 ménages.”
Des plaies béantes
“Quatre hommes m’ont violée. L’un m’a violée en premier, parce qu’ils n’ont pas trouvé ma fille. Ils m’ont prise à sa place. Ils ont pris mon petit frère, et lui ont tiré une balle dans le cœur. Quatre jeunes garçons m’ont violée devant mes enfants…”
Ce témoignage est celui de Jacqueline* (les prénoms ont été modifiés), 38 ans, une survivante du massacre réfugiée dans une école publique. Dans cet espace, il y a plus d’une centaine de personnes. La majorité est des femmes et des enfants. Elles sont plusieurs à avoir été victimes de viols collectifs devant leurs enfants. Selon le Réseau National des Droits Humains (RNDDH), un total de 29 femmes ont été victimes de viols collectifs lors du massacre du 19 avril.
À quelques pas de Jacqueline, six autres femmes discutent. Elles ne veulent pas évoquer cette journée d’horreur et d’atrocité. Seule Jana* parle au nom de ces femmes victimes de crimes sexuels aux mains des bandits.
“Ils ont tué puis brûlé mon mari devant moi, puis ils m’ont violée en présence de mes enfants, qui hurlaient. Trois hommes m’ont dit de courir, et j’ai réussi à m’échapper avec les enfants. Le lendemain du drame, j’ai vu que la maison avait été réduite en cendres”, raconte-t-elle, soulignant qu’elle ressent depuis une douleur constante dans le bas-ventre.
Selon le RNDDH, lors des massacres en Haïti, le corps des femmes est utilisé comme une arme de guerre. Pour Marie Rosie Auguste Ducéna, une des responsables de l’organisation, le viol collectif sur des femmes et des filles est une pratique courante pour les bandits.
“On ne saura jamais exactement le nombre de personnes tuées, le nombre de femmes violées et le nombre de maisons incendiées, car les bandits font la loi dans cette localité et la police est absente. Ou du moins a peur de pénétrer Source-Matelas”, ajoute la militante d’un ton sarcastique.
Dix jours après l’assaut, certaines familles ont fui la commune pour trouver refuge dans le nord du pays. D’autres, qui n’ont nulle part où aller, se sont organisées pour tenter de reprendre le contrôle avec une opération appelée “BWA KALE”. Ce slogan en créole, difficile à traduire en français, indique un mouvement de lynchage visant à déloger les bandits. Cependant, l’initiative a mal tourné et trois personnes sont décédées. Entre avril 2022 and avril 2023, treize massacres et attaques armées de grande ampleur ont été enregistrés en Haïti.
[par Jean Samuel Mentor]
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