Arrivés à la Maison des journalistes début janvier 2023, le couple cubain Laura Seco Pacheco et Wimar Verdecia Fuentes n’a rien perdu de sa verve. Ils ont toujours cette volonté de se battre pour la liberté de la presse et d’expression à Cuba, et ont accepté de nous détailler la censure subie sur l’île.
Âgés respectivement de 29 et 35 ans, Laura et Wimar n’avaient jamais visité la France jusqu’à leur arrivée sur le territoire, le 9 décembre 2022. Lors de notre entretien, Wimar n’hésitera pas à s’emparer d’un marqueur pour expliquer sa pensée sur le tableau blanc à notre disposition. Laura, journaliste depuis 2018, a d’abord travaillé pour le journal gouvernemental Vanguardia, où elle produisait des articles sur des thèmes variés, mais principalement culturels.
“Le temps que j’ai passé à Vanguardia était dû à mon service social, qui est obligatoire dans un média d’État après l’obtention du diplôme”, explique-t-elle sur un ton mesuré. Elle y est restée trois ans, années durant lesquelles la jeune femme a nourri une forte envie d’indépendance. Elle finit par rejoindre le quotidien El Toque en janvier 2022, par amour de l’information libre.
Plus de 1000 prisonniers politiques à Cuba
La presse indépendante est cependant interdite dans le pays par la Constitution cubaine, compliquant d’autant plus sa tâche. En septembre 2022, les pressions gouvernementales étaient telles qu’El Toque a connu une vague de démissions forcées.
Dans un article datant du même mois, le média explique que « les scénarios d’interrogatoires et de chantage, ainsi que l’utilisation de la réglementation de voyage à plusieurs des collègues résidant à Cuba, ont fait que, jusqu’au 9 septembre 2022, le nombre de démissions de membres de notre équipe s’élevait à 16. »
Face aux menaces constantes et sérieuses, Laura finit à son tour par renoncer « à la possibilité de travailler dans toute autre plateforme de journalisme indépendant à Cuba. » Ceux qui souhaitent continuer de travailler se voient forcés de le faire depuis l’étranger, au risque d’être emprisonnés, sans accès aux sources et informations gouvernementales.
« Il y a aujourd’hui le journaliste Lázaro Yuri Valle Roca en prison, à ma connaissance », recense Laura. « Le bureau du procureur l’a inculpé des crimes présumés de propagande ennemie continue et de résistance. Mais il existe au moins 1000 prisonniers politiques à l’heure actuelle. Les disparitions et détentions de plusieurs jours sont monnaie courante à Cuba. »
« Beaucoup ne sont pas politiciens, la plupart sont accusés d’avoir commis des délits de droit commun. Ils sont considérés comme des prisonniers politiques à cause des accusations pesant sur eux : corruption ou espionnage, par exemple. » Politiques, sociaux, économiques ou sportifs, l’équipe d’El Toque tenait à couvrir tous les événements de la société cubaine, au grand dam du gouvernement.
De la pointe aiguisée de son crayon, le caricaturiste et illustrateur Wimar Verdecia Fuentes dénonce et défie le régime cubain depuis des années, notamment pour le quotidien El Toque.
Membre de la presse indépendante depuis 2018, Wimar a d’abord entamé sa carrière en tant qu’illustrateur. Non sans fierté, il a confié au micro de la MDJ être l’un des premiers à introduire la caricature politique dans les nouveaux médias indépendants de Cuba : ses caricatures étaient publiées dans le supplément Xel2, appartenant à El Toque.
Depuis septembre 2022, il fait partie du “Cartoon Movement”, et a déjà dessiné sur des sujets internationaux (la guerre en Ukraine), sportifs (la coupe d’Europe), ou sociétaux (les armes aux Etats-Unis). “Cartoon Movement” est une plateforme en ligne, destinée aux dessinateurs et caricaturistes du monde entier afin de publier leurs œuvres et obtenir une meilleure visibilité.
Wimar était également le directeur de publication de Xel2. Sa démission a poussé la rédaction à fermer le site de Xel2, à son plus grand désarroi.
Peu à peu, leur travail au sein d’el Toque a suscité l’ire du gouvernement cubain. Le journal est devenu la cible principale de l’Etat car la population s’intéressait de plus en plus aux dessins de Wimar et aux articles de journalistes telle Laura.
Face à cette popularité dérangeante, le gouvernement cubain a resserré l’étau autour de la presse. Entre 2020 et 2021, la guerre est déclarée.
Le taux de change, arme de la liberté d’expression cubaine
« Le journal a publié le taux informel de change entre le dollar et le peso cubain, conduisant de nombreuses personnes à utiliser ce taux comme guide pour leur transaction, dans un pays où l’économie est fortement dollarisé », nous explique Wimar.
« Après cette publication, El Toque est devenu très populaire aux yeux du public, le même taux était affiché partout dans le pays. Le gouvernement a alors estimé que 120 pesos égalaient un dollar américain (contrairement à notre taux), ce qui a fait monter les prix en flèche avec la spéculation. Ils ont ensuite rejeté la faute sur les journalistes. Mais le peuple n’était pas dupe, le gouvernement savait qu’il avait perdu sa crédibilité pour une grande partie des Cubains. Il a néanmoins maintenu son discours officiel pour ceux qui ont toujours foi en ses dires, mais il a perdu l’hégémonie de la communication grâce aux médias indépendants.”
De là, la vie de Wimar et Laura bascule. « La persécution ne s’arrête jamais. Jusqu’en septembre 2022, je n’avais pas de problème à être une journaliste indépendante. Mais à la fin du mois d’août 2022, les autorités ont visé tous les collaborateurs d’el Toque à Cuba et d’autres journalistes indépendants et militants politiques. »
Un matin, « ils sont venus chercher Wimar en voiture et l’ont emmené durant trois heures pour le menacer. Ils m’ont fait la même chose le lendemain, avec les mêmes menaces à la clé. Ils ont essayé de nous dissuader de continuer notre travail, mais nous avons poursuivi en catimini. » « Ils nous ont obligés à démissionner publiquement et à tourner une vidéo dans laquelle nous reconnaissons avoir travaillé pour El Toque et dévoiler notre salaire. »
« Après cela, ils ont diffusé la vidéo à la télévision nationale en nous accusant d’être des mercenaires à la solde des Etats-Unis, en éditant la vidéo de sorte à ce que l’on pense que nous travaillions pour un gouvernement étranger, afin d’instaurer un changement de régime à Cuba et déstabiliser le pays. Ce type d’accusation est particulièrement utilisé contre les journalistes et les activistes politiques. »
Heureusement, le journal est entièrement digital et une grande partie de ses journalistes est basée à l’étranger, lui permettant de continuer de tourner.
« A cause de mes caricatures dénonçant les abus du pouvoir, j’ai subi des persécutions et des interrogatoires », confie Wimar. « Ils m’ont forcé à quitter mon travail aussi, me disant que je risquais dix ans de prison si je refusais. Avec le supplément Xel2, nous avons pu contourner la censure à travers Xel2 à laquelle l’humour graphique est soumis depuis plus de 60 ans, notamment dans les médias officiels de l’Etat. » Le simple fait de publier « des articles qui sortaient de l’agenda gouvernemental exposant le gouvernement, était une gifle pour les censeurs », affirme Laura avec un sourire vaillant.
« Nous avons ravivé le goût pour ce type de journalisme et d’autres médias ont commencé à suivre, ouvrant une place à la caricature dans les médias indépendants. Le gouvernement ne pouvait pas laisser grandir une telle liberté. »
« Certains journalistes ne peuvent ou ne savent pas comment quitter l’île »
Pour le dessinateur, « le gouvernement cubain poursuit même les médias de gauche qui défendent le socialisme. Même la simple initiative de communication venant de l’extérieur du Parti communiste est considérée comme suspecte et peut conduire à la persécution. Il n’y a pas de gouvernement de gauche à Cuba, il s’agit d’une oligarchie bureaucratique où le pouvoir est entre les mains de quelques proches de la famille Castro. »
« L’économie, elle, est entre les mains d’un conglomérat d’entreprises militaires appelé GAESA. Il n’y a pas de séparation des pouvoirs à Cuba, tout est contrôlé par le Parti. Cela génère un contexte sans garantie légale pour quiconque considéré comme un dissident. »
Si les deux journalistes sont parvenus à s’enfuir, c’est grâce au réseau international Cartoon for Peace et RSF. « Après nos démissions forcées, Wimar a demandé de l’aide au Cartoon Movement qui l’a mis en contact avec Cartooning for Peace. Ils nous ont aidés à obtenir nos visas et à nous installer à Paris. La France a un historique avec la liberté d’expression, et je pense qu’ils nous ont aidé pour protéger ces valeurs », analyse Laura, qui a connu la France à travers ses idéaux d’égalité et de liberté.
Un pouvoir très discret
Des idéaux auxquels le couple de journalistes et la population cubaine aspirent depuis des années. « Si Cuba demeure très discrète sur ses agissements et sa manière de faire taire la population, il est devenu de plus en plus compliqué pour le gouvernement de cacher ses violations des droits de l’Homme avec l’avènement d’Internet. Il y a cinq ans, on ne savait pas ce qu’il se passait niveau activisme, même quand Laura travaillait pour un journal gouvernemental. Internet a été un véritable levier pour la liberté de la presse. »
S’ils ont réussi à échapper à la dictature, ce n’est pas le cas de la majorité de leurs confrères et consœurs, dont ils essayent d’obtenir des nouvelles. « Certains journalistes ont décidé de rester mais sont toujours menacés, mais ils ne veulent pas quitter le pays qui les a vu naître. Il faut bien qu’il y ait des journalistes à Cuba, surtout indépendants, et d’autres ne savent pas comment quitter le pays. Ou bien d’autres encore préfèrent rester anonymes pour se protéger. »
Désormais, Cuba est devenue trop dangereuse pour qu’ils puissent y travailler en toute sérénité : ils continuent donc leur combat depuis la France et la Maison des journalistes. Pour l’instant, Laura collabore de temps en temps avec El Toque et Wimar pour “La Joven Cuba”, où il dessine chaque dimanche une colonne humoristique.
Mais ils ne peuvent pas recevoir de soutien en ligne, « le peuple cubain a très peur car beaucoup dépendent de leur travail avec le gouvernement ou craignent des représailles. Il existe une loi à Cuba permettant d’infliger une amende ou emprisonner quelqu’un pour avoir donné son avis sur les réseaux sociaux ou pour s’être moqué du gouvernement, alors personne n’ose rien dire. » Un phénomène loin de les décourager dans leur combat, qu’ils savent nécessaire et inéluctable.
Maud Baheng Daizey