Maly Chatin
« Je prends le journalisme comme une sorte de mission » explique Rodly d’entrée.
L’homme de 36 ans a une conception bien précise de son métier. Il se sert de celui-ci pour condamner les injustices en Haïti, notamment au sein de la commune de Cité Soleil à Port-au-Prince, où se trouve le plus grand bidonville du pays.
C’est là-bas que Rodly grandit. La violence y est constante, les guerres de gangs récurrentes et l’accès à l’éducation fortement limité. Les écoles publiques de la commune acceptent uniquement les enfants des quartiers plus aisés. Très vite, Rodly remarque ce phénomène. « Tout jeune je commence à m’engager contre ces inégalités » indique-t-il.
Néanmoins, sa vocation pour le journalisme ne s’impose pas directement. Si Rodly développe une passion pour la radio dès ses six ans grâce à un proche de sa famille qui y travaille, il n’envisage pas immédiatement d’en faire son métier. Il commence par faire des études de théâtre. Durant celles-ci, il s’amuse sur son temps libre à recopier les « pitchs » des animateurs radio. On le surnomme le journaliste.
Ainsi, c’est lui qui est envoyé faire la promotion médiatique du spectacle de fin d’année organisé par l’école en 2009. Il a alors 20 ans. C’est la première fois que Rodly parle à la radio, après s’être entraîné pendant des années « en off ». A l’issue de son intervention l’animateur lui fait remarquer qu’il a « une voix de radio » et lui propose de travailler avec lui durant un week-end. Rodly accepte. « C’est comme ça que j’ai rencontré la radio… ou que la radio m’a rencontré » sourit-il.
Grâce à cette expérience, Rodly réalise qu’il veut faire de l’animation radio son métier. Il commence à suivre des formations en parallèle de ses études. Il apporte également une aide technique lors de certaines émissions de Radio Nouvelle Génération en tant que metteur en onde. Très vite, un des responsables lui propose d’animer – gratuitement – l’émission RNG Méga Show.
En 2016, il commence véritablement sa carrière professionnelle en rejoignant la radio Signal FM où il anime d’abord l’émission After School dans laquelle des jeunes sont invités à parler de musique. En 2017, il bascule sur une autre émission : Samedi Récré, dont l’audience quotidienne est estimée entre deux et trois millions de personnes. Un an plus tard, il devient correspondant pour RFI. Rodly commence alors à exprimer davantage ses opinions sur la situation du pays. La radio devient pour lui « un moyen de dénoncer les inégalités et l’injustice sociale ».
Rodly Saintiné à Signal FM, une station de radio haïtienne
Agir pour l'éducation et la liberté de la presse en Haïti
Cette mission de dénonciation est chère à Rodly, lui-même ayant fait face pendant son enfance aux inégalités et à la violence – aussi bien physique que sociale. « J’ai vécu dans un quartier sans eau potable que les bandits prenaient plaisir à envahir, saccager et voler » explique-t-il. « Les assassinats et les viols étaient courants ».
Cette situation inacceptable, Rodly n’en veut pas. Il la critique lors de ses interventions à la radio et se mobilise pour que les choses changent concrètement. Par exemple, il agit pour que l’Etat oblige les écoles publiques de Cité Soleil à accepter dans leurs classes un certain quota d’enfants originaires de la commune même. Pour Rodly, il est primordial que tous les jeunes de Cité Soleil aient accès à l’éducation. Il en va de leur avenir mais aussi de celui des autres. « A Cité Soleil l’école constitue la seule alternative à l’intégration d’un gang » précise le journaliste.
Parallèlement, Rodly commence à mener un autre combat : celui de la défense de la liberté de la presse en Haïti. La situation des journalistes est, en effet, très difficile sur le territoire. La plupart sont menacés par des gangs et ne bénéficient d’aucune protection de la part du gouvernement. La censure est omniprésente. Rodly décide alors en 2018 de créer une école de journalisme, l'École des Médias, afin de protéger ce bien commun qu’est l’information.
« Cette aventure » commence fin 2017, lorsque des étudiants en journalisme sonnent chez Rodly avec une idée en tête : qu’il leur apprenne les bases pratiques du métier. Ils savent qu’il dispose du matériel nécessaire pour réaliser des enregistrements et qu’il est donc possible de s’entraîner chez lui. Rodly accepte de les aider. Il sait que ces jeunes n’ont pas vraiment l’occasion de pratiquer dans leur école, où l’apprentissage est principalement – voire uniquement – théorique.
Originellement six, puis dix, ils sont finalement une trentaine à venir presque tous les jours chez Rodly pour bénéficier de ses conseils. La maison étant trop petite pour accueillir tout ce monde, il est décidé que les sessions en grand groupe se feront dans un des restaurants du quartier et que le studio sera réservé pour des séances en plus petits groupes qui auront lieu le weekend.
Des étudiants qui suivent le cours à l'école des médias, en Haïti.
Cependant, en juillet 2018, la routine de l’école est perturbée par les nombreuses manifestations anti-corruption qui traversent alors le pays. Les citoyens interpellent le gouvernement : où vont les fonds que le Venezuela prête à Haïti depuis 2008 dans le cadre du programme Petro caribe ? Le mécontentement de la population envers l'État s'intensifie.
Le restaurant où Rodly et ses élèves viennent régulièrement se retrouver est alors saccagé lors d’une insurrection. Loin de se démoraliser, les étudiants réussissent à collecter 20 000 gourdes – l'équivalent d’environ 141 euros – afin de trouver un autre espace de travail. Touché par leur geste, Rodly décide d’investir ses économies dans le projet. « Malgré l’insécurité dans laquelle était le pays, les jeunes ont cru dans l’école. Pour moi, ce sont eux qui ont créé l'École des Médias. L’établissement est né de leur détermination presque aveugle » commente le journaliste.
Début 2019, c’est le local où se trouve tout le matériel qui est incendié. Les étudiants organisent alors un séminaire, dans lequel ils font intervenir Rodly, et récoltent 50 000 gourdes. Le matériel est racheté et les ateliers hebdomadaires reprennent. En mai, l’école lance même « le mois de la presse ». Pendant 31 jours, des conférences sont organisées autour des médias et de leurs enjeux.
Des actions qui gênent
Les actions de Rodly pour la liberté de la presse et le recul des inégalités en Haïti ne plaisent pas à tous. Ses prises de position pour l’éducation des jeunes haïtiens constituent un danger pour certains gangs : un enfant qui s’instruit est un enfant de moins à enrôler. Le journaliste commence à en gêner plus d’un.
Le 28 août 2020, Rodly dénonce l’assassinat du bâtonnier Monferrier Dorval, tué par balle dans la soirée. Une semaine plus tard, il analyse le contexte et les faits dans une de ses émissions. Il rappelle que l’insécurité est grandissante dans le pays, et cela notamment en raison des activités criminelles commises par les gangs. A l’issue de cette intervention, les menaces qu’il subissait jusque-là occasionnellement prennent une ampleur sans précédent.
Les deux principales coalitions de gangs du pays – le G-PEP et le G9 – l’accusent d’être une taupe. Ses déplacements sont scrutés. Il reçoit des appels anonymes lorsqu’il ne rentre pas chez lui par le chemin habituel. On lui laisse des notes vocales où on lui promet de l’assassiner. Des images de personnes mortes lui sont envoyées. Face à ce harcèlement, Rodly porte plainte à la Direction Centrale de la Police Judiciaire d’Haïti. Mais les menaces continuent.
Si j’étais toi, je n’irais pas dans le quartier aujourd’hui
En 2021 alors qu’il rentre chez lui, un homme l’arrête et lui glisse : « Si j’étais toi, je n’irai pas dans le quartier aujourd’hui ». Il se met ensuite à courir, sans laisser à Rodly le temps de lui poser davantage de questions.
Sachant que sa conjointe l’attend à la maison, et qu’elle est donc sans doute en danger, Rodly décide de rentrer quand même chez lui. « Sur le chemin tout le monde m’évitait et détournait le regard » explique-t-il.
Lorsqu’il voit sa copine, il lui dit simplement « Fais semblant d’aller acheter quelque chose ». Celle-ci s’exécute, connaissant les risques qu’encourent quotidiennement Rodly. Lui décide de sortir par la fenêtre arrière de la maison. Au moment où il parvient de l’autre côté du mur, il entend alors des détonations. « On tirait sur la maison » raconte le journaliste.
Rodly s’empresse de prendre la fuite. Il sait qu’il ne peut pas aller chez sa mère, risquant de la mettre elle-même en danger, chose qu’il ne pourrait se pardonner. De toute façon, la maison familiale ne constitue même plus un lieu sûr.
« Des bandits m’ont dit que j’étais gênant, que je devrais partir dans un autre quartier » dit Rodly à sa mère au téléphone. Il ne veut pas l’inquiéter et ne lui dit pas qu’il vient de subir une tentative d’assassinat.
Le journaliste retrouve ensuite sa conjointe. Ensemble, ils concluent qu’il est mieux pour la sécurité de celle-ci qu’elle aille se réfugier chez sa sœur. Rodly décide lui de partir en province.
Se cacher pour vivre : une réalité qui frappe de plus en plus les journalistes haïtiens
Là où se cache Rodly, les conditions de vie sont insalubres. Le journaliste développe des problèmes de santé. Il souhaite retourner au plus vite chez lui. Mais tant que les bandits le savent en vie, il ne peut rentrer sans risquer de se faire tuer.
Ainsi, lorsqu’il apprend deux semaines après s’être enfui que des corps ont été retrouvés calcinés à Bainet, dans le Sud-Est du pays, il saisit l’occasion et met en scène sa propre mort. D’abord il fait courir le bruit qu’il y avait dans ce lot de personnes tuées « un certain journaliste ». Puis il casse la puce de son téléphone. S’il est tracé, les bandits penseront que celle-ci a été détruite lorsque les cadavres ont été incendiés. Très vite, la mort du journaliste Rodly Saintiné est actée dans la presse haïtienne.
Le problème, c’est que cette information remonte jusqu’aux oreilles de sa mère, qui croit que son fils n’a même pas pu être enterré. « Je n’ai pas pensé à comment cette rumeur allait impacter ma mère » avoue Rodly. Lorsque le journaliste parvient à reprendre contact avec elle, elle refuse de le croire. Elle a besoin de le voir vivant de ses yeux. Rodly prend alors le risque de se rendre à Port-au-Prince pour la retrouver.
Néanmoins, Rodly sait qu’il ne peut plus rester en Haïti. S’il veut continuer d’exercer son métier en toute sécurité, il doit partir. Il pense alors à la France.
Le journaliste commence par alerter un de ses responsables à RFI, qui rapporte les événements à la direction de France Média Monde. La société décide alors d’informer le Quai d’Orsay. Rodly est rapidement mis en contact avec un consul de l’ambassade de France en Haïti.
Cependant, les démarches pour obtenir un visa sont longues. Le journaliste doit refaire son passeport, mais tous ses papiers ont été dérobés par les bandits. Cela lui prend près d’un an. Une fois son passeport déposé, il attend huit mois de plus avant de recevoir son visa. Finalement, c’est seulement en 2023, qu’il pose le pied en France. Rodly s’est caché pendant dix-neuf mois, en changeant régulièrement d’endroit.
Continuer le combat en France
A peine arrivé en France, Rodly tombe gravement malade. « Je me suis évanoui dans la rue » explique-t-il. Le journaliste fait deux sessions de plusieurs mois à l’hôpital. On lui découvre une méningite. Pendant un temps, le côté gauche de son corps est totalement paralysé. C’est uniquement en janvier 2024 qu’il intègre la Maison des journalistes. « Ce petit havre de paix » comme il l’appelle.
Ici, Rodly poursuit ses actions pour faire changer les choses en Haïti. Lorsqu’il intervient dans certains médias ou autres colloques, avec en phare les Assises du journalisme de Tours, il n’hésite pas à mettre en lumière la difficile situation haïtienne. Il sensibilise aussi les plus jeunes lors des opérations Renvoyé Spécial organisées par la Maison des journalistes.
Rodly Saintiné, lors d'une présentation Renvoyé spécial à destination des lycéens de Savenay.
Le journaliste garde néanmoins espoir : « S’il y a encore des jeunes qui refusent de plonger dans le banditisme, c’est qu’une Haïti meilleure est possible ».
Rodly continue d’ailleurs de donner des cours à l'École des Médias, mais en visioconférence. Cette année, le dispositif a permis au mois de la presse de prendre une dimension internationale. De nombreuses personnalités sont intervenues telles que le journaliste Philomé Robert qui était l’invité d’honneur de cette édition.
Mais même de l’autre côté de l’Atlantique, Rodly continue de subir des attaques. Plusieurs fois pendant le mois de mai, des tentatives de piratage des visioconférences ont eu lieu. « Mais tous les jours on était là. Et même si l’école a été attaquée, vandalisée, incendiée, on est toujours là » souligne le journaliste.
L’objectif de Rodly est de faire de l'École des médias la référence du journalisme en Haïti et dans les Caraïbes. Pour ce faire, il utilise sa présence en France pour donner un rayonnement international à l’établissement. Par exemple, il a développé un partenariat entre l'École des Médias et l’Institut Supérieur de Formation au Journalisme (ISFJ). Ce partenariat permet une homologation de diplôme entre les deux écoles. C’est une véritable victoire pour l’école.
Rodly Saintiné en visioconférence, depuis Paris, pour donner un cours aux étudiants de l'école des médias en Haïti.
Lors des visioconférences, j’entends les détonations qui ont lieu près de là où habitent mes élèves. Pourtant, ils sont toujours à l’heure et disposés à étudier
« Ce que je veux c’est rentrer en Haïti le plus vite possible » avoue Rodly. Ses proches lui manquent. « C’est aussi là-bas que je suis le plus utile » souligne-t-il. Le journaliste souhaite participer à la reconstruction du pays en redynamisant l’espace médiatique haïtien.
Rodly a aussi envie de retourner auprès des jeunes qu’il accompagne. C’est leur motivation qui les pousse à continuer. « Lors des visioconférences, j’entends les détonations qui ont lieu près de là où habitent mes élèves. Pourtant, ils sont toujours à l’heure et disposés à étudier ».
Toutefois, la volonté du journaliste se heurte à la dure réalité de sa situation. Aujourd’hui, revenir en Haïti signifie signer son arrêt de mort.
Pour le moment, Rodly espère donc que les choses se calment au plus vite sur le territoire. L’espoir est permis. En effet, si le pays a traversé de nombreuses crises ces dernières années, l’Etat affirme sa volonté de mettre fin à la violence des gangs.
Ce mardi 11 juin 2024, un nouveau gouvernement a été formé. A sa tête, Garry Conille, Premier Ministre entre 2011 et 2012 et ancien directeur régional pour l’Unicef. Il s’est engagé à renforcer les institutions étatiques pour répondre au défi sécuritaire auquel fait face le pays et à faire de la lutte contre la corruption sa priorité absolue.