En Palestine, la littérature au secours du journalisme 

Le vendredi 15 novembre 2024, la Maison des journalistes a accueilli une rencontre avec les auteurs Karim Kattan et Jadd Hilal, organisée par le P.E.N. Club pour la journée mondiale des écrivains en prison. La table ronde, intitulée « Palestine : écrire sous la prison du ciel », a été l’occasion de souligner le rôle des romanciers et poètes palestiniens dans la production d’informations sur la guerre qu’ils subissent actuellement. Lucie Paillard

Palestine
© Pixabay

“L’oubli est une sorte de mort”. Par ces mots, l’écrivaine Cécile Oumhani introduit la table ronde qu’elle s’apprête à co-modérer avec Francis Coffinet, poète. Depuis 1981, les membres du P.E.N. Club français se réunissent chaque année lors de la journée mondiale des écrivains en prison, afin de commémorer les auteurs persécutés dans le monde. Ce soir du 15 novembre 2024, l’assistance vient de prendre place dans les locaux de la Maison des journalistes. Partenaire pérenne du P.E.N. Club, cette association accueille celles et ceux qui ont subi la répression dans leur chair pour avoir exercé leur liberté d’expression. 

L’échange qui commence vise à rendre hommage aux écrivains palestiniens victimes de la guerre en pointant leur importance dans la documentation du conflit, à travers une discussion avec Jadd Hilal – auteur Des ailes au loin, d’Une baignoire dans le désert et du Caprice de vivre – et Karim Kattan – auteur du Palais des deux collines, de Préliminaires pour un verger futur et de L’Eden à l’aube.

Porter la voix palestinienne en France, le « devoir moral » des écrivains dans un champ médiatique biaisé 

Dans son œuvre, Jadd Hilal renoue avec ses origines palestiniennes en s’inspirant de sa grand-mère, qui a fui la guerre israélo-arabe de 1948 lors de la Nakba, la « catastrophe ». Sa relation intime avec la Palestine renforce l’émotion et la détermination lisible sur son visage lorsqu’il évoque le conflit en cours. Les gestes de ses mains ponctuent son argumentation, laissant paraître sa préoccupation. Le regard triste, la voix assurée, le romancier explique au public rassemblé que depuis 1948, ce territoire « s’éprouve par le souvenir« .

Selon lui, la colonisation menée par l’Etat d’Israël a pour objectif d’empêcher la double implantation physique et identitaire du peuple palestinien sur le sol disputé. La guerre se mène aussi sur le terrain de la mémoire, car, reprend-il, « l’oubli est une mort« . Pour les deux romanciers, parler de la Palestine en France constitue un « devoir moral« . En tant qu’artistes, pour faire perdurer la mémoire du peuple palestinien, mais également en tant que personnalités publiques dans un champ médiatique français dont ils pointent les dérives.

Ils rejoignent ainsi une vague de dénonciations à l’encontre du traitement journalistique de la guerre. Selon ces critiques, le cadrage dominant suit une injonction à couvrir de manière équilibrée une situation déséquilibrée de fait, minimisant voire invisibilisant le sort des civils palestiniens. Un biais idéologique touche également certains médias, qui peuvent se montrer partiaux en accordant plus d’espace au camp israélien, d’après une analyse d’Arrêt sur Images publiée dès le 22 février dernier. Ce parti-pris pour Israël, qu’il soit volontaire ou non, est antérieur au 7 octobre, comme le montre l’association Acrimed dans un dossier approvisionné régulièrement depuis 2010.

Cette partialité suscite aujourd’hui des oppositions au sein même du corps journalistique, notamment de la part de syndicats et de futurs professionnels. Des étudiants en journalisme ont ainsi dénoncé des « fautes déontologiques graves » de la part de grands médias français, dans une tribune publiée le 3 juin dernier dans le journal L’Humanité et sur le site de Blast. Les grands médias occidentaux relayeraient peu les informations sur le sort des civils palestiniens, en opposition à ceux du monde arabe tel qu’Al-Jazeera.

Si un biais idéologique explique en partie cette accusation, les journalistes sont aussi limités par le manque de sources. En effet, il leur est de plus en plus difficile d’informer le monde sur le quotidien du peuple palestinien. La liberté de la presse est en péril en Palestine comme en Israël. Le 3 octobre dernier, l’ONG Reporters Sans Frontière (RSF) a alerté sur la « destruction méthodique » de « l’infrastructure des médias à Gaza » menée par le gouvernement de Netanyahou.

La littérature aide à informer sur le quotidien des palestiniens

Assis à côté de Jadd Hilal, Karim Kattan, les bras croisés, approuve d’une voix calme ce qui vient d’être dit. Alors que les regards se tournent vers lui, le sien se pose sur la salle. Entre les murs tapissés de posters et de cartes sur la liberté de la presse, l’assistance attend silencieusement la suite de ses paroles. Souriant d’abord à ses confrères, à ses consœurs et aux journalistes exilés réunis devant lui, l’auteur palestinien reprend un air grave pour poursuivre. Actuellement, ses compatriotes subissent selon lui un « silence forcé« . La guerre les enferme dans une « prison à ciel ouvert » dont il leur est impossible de sortir, et d’où ils peinent à s’exprimer. Parmi les victimes des bombes, des tirs, de la famine, des épidémies et des déplacements, il y a celles et ceux qui témoignent.

Karim Kattan et Jadd Hilal © Capture écran

Pour Karim Kattan, la littérature devient l’une des seules manières d’accéder à l’horreur perpétrée en Palestine. Les écrivains et les poètes narrent la guerre en complément des journalistes, dont le travail est empêché. Suite au 7 octobre, Benjamin Netanyahou a rapidement mis en place un blocus médiatique dans les territoires palestiniens occupés. Les reporters internationaux ne pouvant pas couvrir le conflit, ils s’organisent régulièrement pour réclamer au gouvernement israélien d’accéder à Gaza : en France dans une tribune publiée le 8 octobre, en Allemagne le 17 septembre, ou encore à l’échelle internationale dans une lettre ouverte publiée le 11 juillet dernier. En vain. L’interdiction d’entrer dans les zones de guerre s’applique également aux journalistes israéliens, qui subissent de surcroît la censure et l’auto-censure, alerte RSF

Ils travaillent dans un contexte de contrôle exercé par l’armée et par la population, victime de la désinformation menée par le gouvernement de Netanyahou. Les seuls journalistes capables de couvrir la guerre en sont également les victimes. Depuis le 7 octobre 2023, plus de 130 professionnels des médias ont été tués dans les territoires palestiniens occupés, selon le Comité de Protection des Journalistes (CPJ). Ce bilan fait de ce conflit le plus meurtrier pour la presse, et de l’année écoulée la plus sanglante dans le monde depuis le début de la récolte de données du CPJ en 1992.

Les enquêtes menées par des collectifs de médias et des ONG (RSF, CPJ, Forbidden Stories) ont démontré que de nombreux journalistes palestiniens tués avaient été spécifiquement ciblés. Malgré les preuves avancées, le gouvernement israélien nie ces accusations.

La littérature « réhumanise » l’information sur la guerre 

Le manque de visibilité sur le quotidien des victimes de la guerre en Palestine met la lumière sur son nombre de morts depuis le 7 octobre 2023 : plus de 44 000 à Gaza, selon le dernier bilan du ministère de la santé gazaoui – sous l’autorité du Hamas – corroboré par l’ONU. Face aux atteintes à la liberté de la presse, les données quantitatives produites par les organisations et institutions deviennent les principales informations jugées fiables.

Certes, communiquer sur le conflit en décomptant ses victimes montre l’ampleur des pertes humaines. Mais cela contribue paradoxalement à déshumaniser les massacres. « Dans les médias, on entend beaucoup parler du conflit à travers les chiffres, ce qui désincarne la souffrance« , déplore Jadd Hilal. Un nombre, aussi élevé soit-il, ne peut rendre compte de l’horreur de la guerre. Jour après jour, on s’habitue à le voir s’accroître.

Pour comprendre la réalité du conflit, il faut en recevoir les témoignages subjectifs. Pendant quelques minutes, la discussion reste en suspens pour écouter Francis Coffinet lire les vers de deux poétesses gazaouies, avec lesquelles Karim Kattan échange à distance. Leurs mots narrent leurs rêves, leur mélancolie, leurs peurs, leur horreur de la guerre. Suite à cette lecture, le romancier confie à l’assistance les espoirs de ces jeunes femmes qu’il tente de faire sortir de l’enclave. Depuis la France, il entreprend les démarches pour les évacuer de Gaza, dans l’attente que les sorties de la bande soient possibles.

Leur espoir restant latent, il ne peut s’exprimer qu’à travers leurs poèmes. Voilà le rôle premier de la littérature dans la guerre : les récits réhumanisent, rapportent de l’empathie face à l’horreur. En prenant la plume, les écrivains et les poètes rappellent que « ce sont des dizaines de milliers de personnes, autant de premiers baisers, de rêves, d’êtres chers à quelqu’un… qui meurent« , lance tristement Jadd Hilal. Pendant quelques secondes, la salle se plonge dans le silence, comme pour espérer entendre les voix étouffées des poètes de Gaza.

Conseil de lecture : collectif, Que ma mort apporte l’espoir : poèmes de Gaza (Paris : Libertalia, 2024). Postface de Karim Kattan

Un article de Lucie Paillard

À lire également : Sept ans après MeToo, quelles évolutions dans les médias ? Le rapport de RSF

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